Parution : Orwell et 1984 : trois approches, Montréal, Bellarmin, 1988, p. 81-209.
Dans cet essai très documenté, Guy Bouchard se donne comme objectif de réhabiliter le roman de George Orwell en analysant un à un les arguments des commentateurs qui ont pour effet de limiter la portée politique de 1984 ou de contester sa pertinence littéraire. Il procède en quatre étapes en se posant les questions suivantes : « 1984 est-il un roman ? s’agit-il d’un texte de science-fiction ? relève-t-il du champ de l’utopie ? est-ce une œuvre cohérente ? »
Reprenant les principales critiques adressées au récit d’Orwell à l’effet qu’il s’agirait d’un document politique plutôt que d’un roman, Bouchard démontre, grâce à la théorie du roman – le roman est une œuvre littéraire ayant pour contenu essentiel le personnage, celui-ci se définissant par ses actions, sa psychologie et ses idées –, que 1984 relève de la catégorie mixte du roman psycho-idéique. Faire grief à Orwell d’avoir conçu des personnages inconsistants, inhumains et tronqués est une critique qui porte à faux puisque « l’immense majorité des textes romanesques échappent, totalement ou partiellement, au réalisme ».
À la deuxième question, Bouchard répond encore oui. Il analyse les arguments de ceux qui rejettent l’œuvre d’Orwell en dehors de la science-fiction, le plus virulent de ses détracteurs étant Isaac Asimov. Or, « l’image de la science-fiction véhiculée par ces critiques est celle d’un genre hanté par la volonté de prédire l’avenir, rébarbatif à la prédominance des idées, et se complaisant dans la quincaillerie anticipée ainsi que dans l’horreur. » Pour Bouchard, la science-fiction se définit par l’anticipation, explicite ou implicite, ce que personne ne peut dénier à 1984. Ce qui peut dérouter, admet-il, c’est qu’Orwell n’a modifié qu’une seule variable fondamentale, la variable sociopolitique, de façon à donner à son œuvre une valeur d’avertissement, une perspective satirique bien plus qu’une dimension prophétique.
À la troisième question, l’essayiste déboute les commentateurs qui imputent le pessimisme du roman à l’idiosyncrasie de l’auteur et aux conditions dans lesquelles il l’a écrit. Expliquant que 1984 appartient à la tradition utopique – dans la mesure où l’utopie promeut l’amélioration plutôt que la perfection car Orwell dénonce la vision du monde hédoniste comme étant inhumaine –, et que l’utopie peut être positive ou négative, il montre que le pessimisme de l’œuvre est attribuable au sous-genre auquel elle appartient. Il conteste aussi la thèse voulant qu’Orwell ait plagié Zamiatine en étudiant les œuvres antérieures de l’écrivain anglais mais il reconnaît que des auteurs comme James Burnham et H. G. Wells l’ont influencé. Toutefois, il s’agit moins d’emprunts équivoques que d’interfécondation puisque toutes les œuvres utopiques sont redevables à Wells et que le motif principal de 1984 est typique de la littérature utopique.
Enfin, Bouchard défend la cohérence de l’œuvre d’Orwell en expliquant les coïncidences qui ont permis à certains commentateurs de discréditer la logique du récit. Pour ce faire, il avance une théorie audacieuse qui s’appuie sur plusieurs passages du roman : il n’existe aucun hasard dans les rencontres de Winston Smith avec l’antiquaire Charrington, avec Julia, avec O’Brien. Winston est tout simplement victime d’espionnage de la pensée et ses rêves prémonitoires sont programmés. Sa révolte est alimentée par le Parti intérieur pour qui il devient un cobaye intéressant.
Bouchard réfute également la critique féministe qui accuse le roman d’être misogyne. Ces accusations reposent sur les rapports entre Julia et Winston et sur la structure sociopolitique de l’Océania qui maintiendrait les femmes dans les rôles sexuaux traditionnels. Bouchard les rejette mais concède que si sa conception du rôle social des femmes est incompatible avec les revendications féministes contemporaines, Orwell ne peut être considéré comme misogyne même s’il était anti-féministe.
Source : Janelle, Claude, L'ASFFQ 1988, Le Passeur, p. 189-190.