Parution : Moebius 33, Montréal, 1987, p. 109-128.
Guy Bouchard analyse dans cette étude les commentaires suscités par Les Dépossédés d’Ursula Le Guin depuis sa parution en 1975 en privilégiant les points de vue utopique et féministe. L’auteur énonce d’abord ses positions théoriques : « J’appelle “hétéropolitique” toute forme de pensée qui esquisse une société idéale meilleure ou pire que la société de référence de l’auteur. » Il réserve le terme « utopie » aux œuvres de fiction qui intègrent cette pensée et il utilise le terme « para-utopie » pour désigner un texte théorique hanté par cette pensée.
Bouchard rappelle que le roman de Le Guin repose sur l’anarchisme, la plus idéaliste de toutes les théories politiques et la plus rare aussi dans le domaine de l’utopie. En effet, la conjonction de l’utopie et de l’anarchisme semble impossible car les utopistes font de l’État la clef de la société réformée. Or l’anarchisme, dont la principale source chez Le Guin est Kropotkine, est synonyme d’absence d’autorité mais ne signifie pas absence de centralisation. Reconnaissant que l’auteure n’a pas camouflé les problèmes que peut poser une société anarchiste, Bouchard examine les critiques positives et négatives entourant le modèle utopique des Dépossédés et donne raison aux défenseurs de l’œuvre. L’essayiste considère qu’elle se distingue des utopies traditionnelles sur le plan de la forme (point de départ en utopie, dramatisation du fonctionnement des deux systèmes sociaux confrontés) et sur le plan du contenu (citoyens humains et non idéaux, environnement aride), observations qu’il a développées plus longuement dans son étude « Art, utopie, féminisme » portant sur les utopies imaginées par des femmes.
Dans la deuxième partie de son étude, Bouchard questionne la perspective féministe et rejette les allégations de Patricia Monk, Nadia Khouri et Joanna Russ qui accusent Le Guin d’être colonisée par le paradigme d’identification masculine. Il démontre au contraire que le principe féminin est au cœur du roman, l’odonisme (l’anarchisme) ayant été développé par la philosophe Odo, que les rôles confiés aux femmes constituent une métacritique des utopies traditionnelles masculines et que l’utilisation d’un héros mâle répond à une nécessité interne du récit. Bouchard atteste la dimension nettement féministe de l’œuvre et affirme que les critiques dirigées contre le féminisme de Le Guin « procèdent d’une perspective exclusivement idéologique, qui néglige la composante esthétique du récit et l’incompatibilité de certaines positions de principe avec sa structure ». Il conclut en notant, à la suite d’une observation de Sargent, que « les valeurs féministes et les valeurs anarchistes sont connaturelles ».
Source : Janelle, Claude, L'ASFFQ 1987, Le Passeur, p. 202.