Parution : Protée, vol. 17, n˚ 2, Chicoutimi, 1989, p. 89-96.
Guy Bouchard appuie l’affirmation de Freibert qui considère Herland (1915) de Charlotte Perkins Gilman comme la première véritable utopie féministe et se propose de démontrer qu’elle « préfigure la métamorphose contemporaine du concept d’utopie ». L’auteur résume dans un premier temps l’évolution générale de la production utopique. Il constate une première métamorphose du genre au XXe siècle quand la dimension positive de l’utopie (la production eutopique) s’estompe au profit de sociétés idéales dystopiques. Cette mutation dystopique de l’utopie sert de toile de fond à la seconde métamorphose du genre caractérisée par l’émergence des utopies féministes. Jusque-là, les utopies écrites par des hommes ignoraient complètement la question du rôle et du statut des femmes ou contribuaient peu à l’amélioration de leur sort. Or, les utopies féministes vont s’attacher à partir de 1970 à redéfinir les rapports entre les sexes.
Bouchard démontre ensuite que toutes les préoccupations féministes de ces utopies (égalitarisme, fin de l’opposition entre place publique et foyer, conception de la maternité, du parentage et de l’éducation, souci de l’écologie, etc.) sont déjà présentes dans Herland, sauf la permissivité sexuelle. Il analyse brièvement la structure de ce roman qui se conforme partiellement au schéma classique du voyage. La conversion du narrateur, purement didactique dans les utopies classiques, découle ici d’une action dramatique qui affecte sa vie et celle de ses deux compagnons et elle n’est pas univoque (l’un d’eux n’est pas converti aux nouvelles valeurs).
Puis, Bouchard en vient au cœur de son étude : le féminisme de Herland qui permet à l’auteure de romancer sa critique du capitalisme patriarcal. Il répond aux trois principales critiques que ses commentateurs les plus sévères (Polly Allen-Robinson et Sheila Delany) ont adressées à l’œuvre de Charlotte Perkins Gilman. Bouchard refute l’allégation voulant que Herland soit une utopie prémoderne et rustique escamotant « le grave problème féministe du monde post-industriel ». Il établit que cette œuvre est un postulat écologique visant à maintenir un équilibre entre la techno-science et les principes de la nature. L’essayiste récuse ensuite l’accusation d’aversion pour la sexualité et de vénération de la maternité qu’on prête à Gilman. Il démonte le mécanisme de cette société composée exclusivement de femmes mise en place par l’auteure et souligne que la maternité et la sexualité, débarrassées des structures patriarcales, renouvellent la notion de famille privée, de dépendance économique et de possession exclusive, orientent le développement de la culture de cette société et permettent aux femmes de devenir citoyennes à part entière.
La dernière critique concerne le féminisme de Gilman qui se complairait dans un idéalisme propre au premier féminisme américain, un sous-produit du libéralisme nourri de conservatisme, de paradoxes, de fuites imaginaires sans chance d’application pratique parce que cette pensée utopique demeure abstraite. Bouchard ne nie pas que les deux facteurs de transformation de cette société (éruption volcanique qui mène à l’élimination complète des hommes et parthénogénèse qui permet aux femmes de se reproduire) contribuent à faire de Herland une expérience mentale qui n’a que peu à voir avec un modèle réaliste. Mais c’est là le but de l’utopie : non pas fournir un modèle applicable mais agir sur les consciences pour fomenter une métamorphose radicale de la société. Bouchard croit fermement que les utopies féministes comme celle de Gilman ne se résument pas à un simple retour à l’utopie classique car « en inversant ou redéfinissant les rapports entre les sexes, elles opèrent une permutation idéologique annonçant un type de société radicalement autre. » Le théoricien conclut tout de même son essai par une question lancinante dictée par l’ambiguïté du postulat de Herland : « l’eutopie n’est-elle possible que sans hommes ? »
Source : Janelle, Claude, L'ASFFQ 1989, Le Passeur, p. 231-232.