Parution : Études françaises, vol. 12, n˚ 1-2, Montréal, 1976, p. 3-24.
Tout au long de leur essai basé sur l’étude de cinq versions d’un même conte, les deux auteures cherchent à établir ce qui caractérise les différentes formes de « conte écrit ». Il y a d’abord les récits collationnés par les ethnologues et les folkloristes qui se résument à une transcription littéraire difficilement lisible du texte dit. Il y a ensuite les contes qui font l’objet d’une adaptation par l’introduction de remaniements formels – suppression de répétitions, d’apostrophes au lecteur, d’avertissements – ou par le choix même des contes dans la constitution d’un recueil. Ces modifications se font parfois aux dépens du conte lui-même dont l’efficacité repose sur une « esthétique de la négligence » pour reprendre le mot de J. C. Lapp et peuvent conduire à certaines aberrations. Pour sa part, le conte transcrit/écrit, forme ambiguë, oscille « entre les exigences scientifiques de la recherche folklorique et la création littéraire ». Il fait toujours l’objet d’une réécriture, d’une adaptation. Véritable expérience de re-création, la réécriture « tente de retrouver le langage premier de la forme en suppléant à la carence de la reproduction mimétique ». Selon le degré d’intervention de l’écrivain-conteur, on parlera de « conte écrit » ou de « conte littéraire ». Dans ce dernier cas, l’écrivain-conteur aura joué la carte de la forme en « sur-écrivant » le texte et en conjuguant récit et poésie dans une sorte de retour au mythe. Les deux essayistes définissent par la même occasion la nouvelle par rapport au conte.
Cinq versions du récit de Rose Latulipe sont donc étudiées à la lumière du passage de l’oral à l’écrit. « Le Diable beau danseur », en tant que transcription littéraire, élimine toute velléité d’écriture mais élimine également « la situation de discours propre à chaque actualisation du conte », ce qui conduit à un appauvrissement du texte privé ainsi de son contexte. L’enquêteur sentira le besoin, s’il publie des contes en recueils, de combler cette carence par une préface. « La Légende du Monsieur en habit noir », version livrée par Pierre-Georges Roy, a tout du simple résumé tant la réduction est maximale (récit embryonnaire, absence de dramatisation). « Le Diable au bal » d’Armand de Haerne constitue un exemple de l’émergence d’une subjectivité qui oriente la forme du texte final. En surchargeant le récit légendaire « d’une série d’éléments dont les visées morales ne font aucun doute », l’auteur propose une adaptation terne de motifs connus et désamorce l’émerveillement recherché par le lecteur de contes. « Rose Latulipe » de Claude Aubry pousse plus loin le rôle d’intermédiaire de l’auteur en superposant constamment deux temps de narration, « le passé des légendes et des croyances et le présent de l’énonciation, jouant sur la connivence ainsi acquise avec le lecteur moderne ». Demers et Gauvin reconnaissent ici la dynamisation de la « chaîne conteur-conté » (ou de la relation de narrateur à narrataire) mais estiment que l’écrivain-conteur n’évite pas le piège de la schématisation. Enfin, la version d’Aubert de Gaspé fils, « L’Étranger », constitue un exemple probant de travail sur la forme qui, tout en paraissant tout devoir à l’oral – reconstitution de l’atmosphère et des rites –, s’appuie sur un récit légendaire transmis par la tradition mais surtout par la voie de la culture comme en font foi la discrète allusion au Faust – la jeune fille se prénomme Marguerite chez Goethe et le conteur canadien-français – et l’exergue emprunté à Shakespeare. Ce type de conte écrit va servir de modèle à de nombreux contes québécois du XIXe siècle, modèle que René Godenne appelle « nouvelle-contée ».
Source : Janelle, Claude, Les Années d'éclosion (1970-1978), Alire, 2021, p. 433-434.