Parution : Cultura Straniera 59, Fasano (Italie), Schena Editore, 1992, p. 139-154.
Dans cette étude méditative, André Carpentier part de l’affirmation de Louis Vax, « L’espace fantastique est une variété de l’espace vécu », pour proposer une réflexion sur la nature de la dimension spatiale dans le fantastique urbain. Sa lecture de « Stryges », une nouvelle de Daniel Sernine publiée dans Nuits blêmes (1991), sert de tremplin à son propos.
Le traitement fantastique de l’espace comprend des aspects que la nouvelle de Sernine fait ressortir. On retrouve d’abord un personnage isolé qui déambule dans un environnement silencieux et désincarné, où les signes collectifs perdent leur fonction usuelle (jouissance consommatrice, rumeur urbaine), se figent dans une hyper-matérialité et prennent une forme étrange, mortifère. L’espace urbain se fait ruine indifférente, vidée de sa population, dans lequel les émotions vives du personnage ressortent. Le héros fantastique se voit ensuite dépossédé, coupé du monde social ; c’est un être vacant, comme son environnement.
Déterritorialisé, le personnage n’arrive donc pas à comprendre la signification de l’espace. Il se voit contraint d’errer, entraînant le lecteur à sa suite, dans un espace urbain occulte, une « sub-urbanité, qui veut dicter sa loi de corps moral » (p. 149). De plus, même si la victime fantastique n’a plus de fonction dans la société, elle n’est pas sans rien faire ; cette animation au sein de l’improductivité souligne en creux les prescriptions de la ville, tout comme elle souligne la déshumanisation du héros dans sa quête vide de sens. L’espace, avance Carpentier, possède des significations liées à son origine, que le citadin a oubliées avec le temps ; en réveillant ces significations, le fantastique urbain souligne la précarité humaine dans la cité.
De fait, le dérèglement de l’espace et du temps opéré par le fantastique correspond à la perception de l’espace urbain depuis la révolution industrielle. Mais le genre accentue chez le personnage en détresse à la fois l’incapacité interprétative et l’excès d’interprétation de l’espace. En creux, suggère le critique, le fantastique urbain tenterait de rendre acceptable la condition urbaine, voire humaine. Le héros ressent son inexistence urbaine et, ce faisant, éprouve son existence même : au contact du danger, il se sent en vie. Le fantastique esthétise donc un constat de délabrement spatial, qui suscite chez le lecteur une réaction subjective – n’est-il pas fasciné par ses propres cauchemars ? – et objective, en posant un regard critique sur la vie collective urbaine.
Source : Beaulé, Sophie, L'ASFFQ 1993, Alire, p. 216.