Guy Bouchard

Parution : L'Utopie aujourd'hui, Presses de l'Université de Montréal et Presses de l'Université de Sherbrooke, 1985, p. 133-227.

Dans cette étude très érudite mais vulgarisée, Guy Bouchard fait la synthèse des essais qu’a suscités l’utopie chez les différents théoriciens du genre. Il commence d’abord par cerner la définition du mot utopie en faisant l’inventaire des diverses définitions énoncées dans les travaux des chercheurs. Elles reposent sur trois types d’ingrédients : le domaine, le thème et le cadre. Les deux premiers groupes d’éléments donnent lieu à une série de vingt variations, allant de L’utopie, c’est le désir à L’utopie est une société humaine fictive idéale du futur. Guy Bouchard isole les notions qui reviennent le plus souvent et propose une définition qui se veut globale : « l’utopie est une fiction mettant l’accent sur le thème socio-politique idéalisé positivement ou négativement, avec des personnages homomorphes et/ou hétéromorphes ». (p. 166) Notons que l’auteur, au préalable, s’en tient aux textes de fiction et écarte les traités politiques (utopie rattachée à la philosophie et à la théorie politique comme dans La Politique d’Aristote ou Du contrat social de Rousseau) qu’il regroupe sous l’appellation para-utopie. Guy Bouchard est conscient que sa définition s’oppose à la conception d’Ernst Bloch que plusieurs penseurs considèrent comme le plus grand théoricien de l’utopie. Méthodiquement, Bouchard récuse un à un les arguments de Bloch.  

Se penchant ensuite sur le cadre de l’utopie, il considère que la définition étymologique du terme (signifiant non-lieu) est une boutade que certains ont pris au sérieux. En effet, dans le domaine de la fiction, l’espace et le temps sont toujours définis, qu’ils soient déterminables ou indéterminables. C’est ce cadre qui distingue l’utopie des formes apparentées que sont l’Âge d’Or, le Paradis terrestre, le millénarisme, l’Arcadie et le Pays de Cocagne. Aucune d’elles ne saurait être intégrée à l’utopie. Quant à la science-fiction, l’auteur admet, à l’encontre d’Asimov par exemple, qu’il existe un rapport étroit entre elle et l’utopie au point qu’il croit « légitime de conclure que l’utopie fait partie de la science-fiction » parce qu’elles appartiennent au domaine de la fiction et privilégient le thème socio-politique dans sa version distanciée (distanciation cognitive). Bouchard termine la première partie de son étude en lotissant le territoire de l’utopie en quatre secteurs : eutopie (utopie positive), dystopie (utopie négative), péri-utopie (oeuvres fictives qui s’attaquent au thème socio-politique sans l’idéaliser, donc état intermédiaire entre eutopie et dystopie) et para-utopie.  

En introduisant la notion de stabilité/instabilité et le mode sérieux/comique dans les trois états de l’utopie (eutopie, péri-utopie, dystopie), Bouchard dégage seize formules ou modèles auxquels il accole des titres d’œuvres. Tout cela démontre la richesse de l’utopie et souligne qu’un grand nombre de combinaisons relèvent de la dystopie, territoire que la plupart des textes théoriques continuent d’ignorer parce qu’ils traitent l’utopie comme exclusivement eutopique. Comment alors ne pas contester certaines affirmations ? L’auteur s’attarde donc dans la deuxième partie à l’étude de cinq romans dystopiques : Le Meilleur des mondes (Huxley), 1984 (Orwell), Planètes oubliées (Bruss), Les Jeux de l’esprit (Boulle) et Colossus (Jones). Dans la dernière partie, Bouchard se penche sur la signification et les rôles de l’utopie. Il est amené à prendre sa défense contre ceux (Ruyer, Molnar, Lapouge) qui prétendent qu’elle préconise un refus de l’action concrète, qu’elle encourage le statu quo, qu’elle est une machine totalitaire qui étouffe la liberté humaine. Il relève une à une toutes les accusations qui pleuvent sur l’utopie et les invalide, tout comme il démolit la thèse de Gérard Klein qui affirme que la SF est le produit (auteurs et lecteurs) d’un groupe social spécifique, la petite-bourgeoisie scientifique et technicienne (voir à ce sujet l’article de Jacques Lemieux, « Utopies et Rapports sociaux : la science-fiction américaine de 1950 à 1980 »). Bouchard, en tant que philosophe, croit à la fonction rhétorique de l’utopie et met en lumière son fondement anthropologique. Il estime que l’utopie est victime finalement d’un malentendu historique. Elle ne correspond pas nécessairement à la présentation d’un état parfait, mais simplement meilleur, plus juste. En outre, l’utopie ne propose pas une image unique de la société future et la solution mais une pluralité de visions et de solutions qui peuvent nous apprendre à transformer nos sociétés par l’intermédiaire d’une révolution pacifique.

Source : Janelle, Claude, L'ASFFQ 1985, Le Passeur, p. 151-153.