Essai. Montréal, Logiques, coll. Le champ littéraire, 1992, 207 pages. ISBN : 2893810691
Texte majeur dans l’histoire de la littérature utopique, L’Utopie de Thomas More est aussi un document incontournable dans la perspective de la philosophie politique : voilà pourquoi, depuis sa parution en 1516, cet ouvrage n’a jamais cessé de susciter une multitude d’interprétations situées à la croisée d’enjeux idéologiques contradictoires. Pour évaluer ceux-ci, l’auteur propose d’abord une distinction entre deux types d’interprétation. La lecture idéologique des textes littéraires mesure ceux-ci à l’aune d’une « vérité » extralittéraire préétablie. Dans le cas de L’Utopie, cette lecture, opérée dans la perspective d’une stratégie catholique, protestante, socialiste, anarchiste ou nationaliste, a pour tactiques la valorisation des éléments orthodoxes, ainsi que la dévalorisation des éléments inorthodoxes sur le mode de la minimisation, de la neutralisation ou de l’occultation. L’interprétation idéologique est donc éminemment sélective. Par opposition, l’interprétation immanente, sans être nécessairement neutre, « neutralise les postulats idéologiques au profit d’une lecture qui soit la plus globale possible et qui se fonde sur la structure immanente du texte, sans recours à des facteurs allogènes comme la vie de l’auteur ou ses œuvres subséquentes » (p. 17).
Les diverses interprétations idéologiques se déduisent de la nature même de l’utopie en tant que fiction esquissant l’image d’une société non seulement différente de celle de l’auteur(e), mais encore meilleure ou pire que celle-ci, c’est-à-dire eutopique ou dystopique. Que l’on ne perçoive pas cette différence, ou qu’on la neutralise, et l’interprétation sera conservatrice. Elle deviendra anachronique si la différence est reconnue, mais confrontée à une société de référence non pertinente. Par contre, si la différence est reconnue et confrontée en première instance à la société de référence pertinente (l’Angleterre du début du XVIe siècle), l’interprétation sera soit régressive, soit progressiste et, en ce dernier cas, elle opérera sur le mode de la réforme (transformation partielle de la société) ou sur celui de la révolution (transformation sociale globale). À ces cinq types d’interprétation situés dans le champ de la politique traditionnelle s’ajoute la perspective féministe, qui est tributaire des rapports politiques entre les sexes.
Après un chapitre décrivant les principales structures de la société eutopique imaginée par Thomas More, l’auteur consacre un chapitre à chacune des interprétations précitées, montrant d’une part son fonctionnement textuel, d’autre part les problèmes qu’elle engendre. C’est ainsi que, pour préserver l’orthodoxie du chancelier d’Henri VIII, l’interprétation conservatrice catholique transforme L’Utopie en simple jeu d’esprit, en apologie du christianisme, en dystopie ou en chimère, neutralisant du même coup sa portée sociale, et en particulier son communisme. Qu’elle soit catholique, anarchiste, protestante, nationaliste ou socialiste, l’interprétation anachronique confronte le roman de More au communisme, au totalitarisme, à l’hitlérisme ou à l’impérialisme, non pour dégager une influence historique réelle, ce qui serait parfaitement légitime, mais en s’accommodant de ressemblances superficielles tout en occultant ou distordant certains éléments pertinents. En conséquence, l’eutopie morienne est métamorphosée en dystopie ! Pour l’interprétation régressive, le roman de Thomas More relève bien d’une transformation eutopique de la société de l’époque, mais d’une transformation modelée sur le passé et mettant l’accent sur les valeurs médiévales, encore une fois aux dépens du communisme utopien. Celui-ci s’évapore également dans l’interprétation réformiste, qu’elle soit catholique, protestante ou socialiste, mais cette fois au profit d’un libéralisme plus ou moins religieux. À l’inverse, en tentant de lire dans L’Utopie une version précoce du matérialisme dialectique, l’interprétation révolutionnaire socialiste se révèle incapable de rendre compte de la dimension religieuse du roman de More. Quant aux interprétations féministes de celui-ci, ou bien elles le réduisent à une société patriarcale en négligeant ses traits positifs, ou bien elles y soulignent l’égalité des sexes sans rendre compte de certaines caractéristiques qui semblent démentir cette égalité, ou encore elles adoptent une position mitigée qui ne parvient pas à résoudre les problèmes engendrés par les deux approches unilatérales.
À l’ensemble de ces interprétations idéologiques, le dernier chapitre oppose une lecture immanente fondée sur un passage de L’Utopie où le narrateur suggère qu’en certaines circonstances, il est inutile d’étaler au grand jour ses prises de position et qu’il vaut mieux suivre une « route oblique ». Selon l’auteur, cette voie oblique est aussi une voix oblique : celle des narrateurs du roman. Qui, en effet, dans le cadre de celui-ci, est le véritable porte-parole de Thomas More ? Certaines suggèrent qu’on ne peut le savoir ; d’autres, qu’il s’agit de son protagoniste, Raphaël Hythloidée ; ou de Thomas Morus, la persona de More dans le roman, à qui Raphaël est censé avoir raconté son voyage en Utopie ; ou de Raphaël et de Morus. L’auteur, rejetant la version de cette dernière solution qui oppose ces deux porte-parole et qui fait de L’Utopie un ouvrage au message essentiellement ambigu, soutient au contraire que « le sens profond de L’Utopie est lié aux points sur lesquels Morus et Raphaël sont d’accord » (p. 147). Cela lui permet de montrer la profonde cohérence du roman au niveau des structures sociopolitiques traditionnelles, mais aussi son caractère profondément révolutionnaire en ce qui a trait à la question du rapport entre les sexes.
La conclusion étaye l’hypothèse que si Thomas More a placé son roman sous le signe de la voie/x oblique, c’était pour des raisons de sécurité personnelle. Elle insiste sur le fait que le modèle social préconisé par More est celui d’un « communisme chrétien », et qu’il était en conséquence presque impossible à décrypter pour celles et ceux qui, parce qu’ils n’ont pas compris que le communisme n’est pas nécessairement matérialiste et athée, croient que ces deux termes sont radicalement incompatibles. Enfin, l’auteur souligne qu’avec le passage des siècles, ce que L’Utopie peut nous dire aujourd’hui s’est décanté des modalités propres à une fiction du début du XVIe siècle : « En définitive, L’Utopie est l’image de la qualité de vie permise par l’application des grands principes que préconisait More, à commencer par l’abolition de la propriété privée » (p. 199).
Source : Bouchard, Guy, L'ASFFQ 1992, Alire, p. 216-218.
Références
- Vonarburg, Élisabeth, Solaris 106, p. 51.