Parution : LittéRéalité, vol. V, n˚ 1, Toronto, Université York, 1993, p. 75-95.
Parce qu’il recèle une part subversive et libératrice, l’imaginaire populaire participe de l’esprit dionysiaque (Nietzsche) ; Dionysos, émissaire du monde souterrain, est un agent destructeur, mais aussi régénérateur. Cette contradiction apparente se retrouve dans la fête. En effet, l’excès et la frénésie qu’elle contient, subversifs et destructeurs, permettent de créer ou de renouveler la structuration sociale. Devant cet imaginaire, la classe dominante réagit par le dédain ou par la récupération pour mieux y raffermir l’ordre établi. C’est certainement le cas de la littérature canadienne-française, au XIXe siècle, qui s’est formée en interaction avec la tradition orale, mais surtout en réaction contre elle. Après un retour historique, Pierre Rajotte retrace le thème de la fête populaire dans une dizaine de contes et se demande dans quelle mesure la fête évoque le chaos d’où sortira l’être régénéré.
Le clergé s’est d’abord montré impuissant devant la liberté des mœurs et la transgression des interdits caractérisant l’esprit carnavalesque, pour reprendre l’expression de Mikhaïl Bakhtine, et qui s’exprime par l’excès du boire, du manger, de la sexualité, de la violence et du rire. Mais à partir des années 1840, il entreprend de changer les conduites religieuses de la population par différents moyens, dont le projet de littérature nationale qui récupère le patrimoine oral.
Les littéraires s’intéressent au conte fantastique ; centrée sur le diable, les revenants et les loups-garous, entre autres, cette partie du répertoire des conteurs s’accorde avec la religion populaire selon laquelle le bien est récompensé, et le mal, puni. La fête qui apparaît dans certains contes met en relief le désordre dionysiaque. Si l’évocation du désordre agit comme un acte cathartique, il permet aussi la mise en place d’un contre-discours. Que ce soit par le récit d’un conteur, comme dans « Le Rigodon du diable » de Louvigny de Montigny, l’arrivée d’un convive inattendu (le diable ou un revenant) ou encore un invité qui se transforme en loup-garou, la fête est interrompue au profit de l’ordre.
La légende de Rose Latulipe apparaît exemplaire des contes où le diable intervient. La grande fortune de ce récit repose en partie sur l’importance du Mardi gras dans l’imaginaire. Il contient d’abord la connotation sacrificielle du carnaval (banquet et danse qui se terminent par l’immolation d’une fausse victime et simulation d’une naissance). Ensuite, en opposant le temps du désordre (la fête) et celui de l’ordre (la pénitence), le Mardi gras permet d’exploiter le schéma transgression-punition-réparation. En dansant durant la période de pénitence, Rose Latulipe a effectué une transgression non seulement sexuelle, mais aussi religieuse. Le fait qu’un membre du clergé la délivre montre bien la récupération de l’imaginaire populaire par la classe dominante.
Les contes où apparaissent les revenants présentent le même but moralisateur ; il s’agit de montrer les tourments qui attendent ceux qui ont péché ici-bas. C’est le cas, par exemple, du « Fantôme de l’avare » d’Honoré Beaugrand et de « L’Hôte à Valiquet » de Joseph-Charles Taché, qui rappelle la légende de « La Corriveau » de Philippe-Joseph Aubert de Gaspé. Les loups-garous, quant à eux, sont surtout des mécréants qui n’ont pas fait leurs Pâques depuis sept ans. Comme dans le cas du diable et des revenants, le thème a été récupéré par la religion. « Le Feu des Roussi » de Faucher de Saint-Maurice, par exemple, présente un héros carnavalesque pour sa force musculaire, ses tendances dionysiaques – et donc susceptible d’anarchie, selon la classe dominante ; il est donc démythifié lors du passage de l’oral à l’écrit.
Les écrivains ont ainsi voulu mettre en valeur le patrimoine oral du Canada français, mais leurs remaniements ont surtout émasculé l’imaginaire populaire au profit des goûts esthétiques et du rigorisme moral de leur classe sociale ; le conte est devenu, en quelque sorte, « un prolongement de la prédication des curés en chaire ».
Source : Beaulé, Sophie, L'ASFFQ 1993, Alire, p. 228-229.
Posant comme prémisse que le peuple canadien-français entretient un penchant marqué pour la fête en raison de ses traditions européennes et de l’environnement rude et primitif dans lequel il vit, Pierre Rajotte se penche sur les manifestations de l’esprit dionysiaque dans les contes littéraires québécois du XIXe siècle. Son étude vise à démontrer que la part libératrice et subversive de l’imagination populaire a été récupérée par les lettrés au moment où un groupe d’écrivains a décidé de mettre en œuvre un ambitieux projet de littérature nationale fondé sur la conservation de la tradition orale. Ce projet littéraire aura cependant été précédé au cours des années 1840 par un renouveau religieux qui aura pour effet de substituer graduellement la fête religieuse à la fête populaire. Les conditions sont ainsi réunies pour détourner le folklore de son esprit carnavalesque car les écrivains, tout en prétendant préserver la tradition orale, la réinterprètent en fonction de leur idéologie de classe.
Rajotte rappelle que le répertoire du conteur populaire au Québec comporte deux volets. Le premier, qui narre les exploits et les prouesses des voyageurs des pays d’en haut, contient des germes d’anarchie en proposant comme héros et idoles des hommes peu recommandables, voire des dévoyés. Les écrivains préfèrent puiser leur inspiration du côté du fantastique car les êtres surnaturels qui peuplent ces récits favorisent « le prolongement de la religion populaire selon laquelle le bien est toujours récompensé et le mal, puni ». En organisant un contre-discours pour condamner les abus que la fête engendre, les écrivains relaient les valeurs de la classe dominante à laquelle ils appartiennent.
L’essayiste présente ensuite des exemples qui illustrent le caractère nettement moralisateur des contes du XIXe siècle car si la fête éclate dans ces récits, elle est toujours interrompue au profit du rétablissement de l’ordre. Que ce soit « Le Fantôme de l’avare » d’Honoré Beaugrand, « Le Rigodon du diable » de Louvigny de Montigny ou l’histoire de Rose Latulipe, le récit obéit au schéma transgression-punition-réparation. Rajotte s’attarde longuement sur le personnage de Rose Latulipe parce qu’en plus d’y retrouver une jeune fille victimisée, il y a toute la symbolique du Mardi gras qui entre en ligne de compte. En somme, qu’il s’agisse du diable, des revenants ou des loups-garous, le dénouement demeure le même et tend à condamner les ravages de l’ivrognerie ou les excès dionysiaques du manger, de la sexualité, du rire et de la violence.
En conclusion, Pierre Rajotte souligne l’aspect contradictoire de la fête, à la fois source de grande dissolution et retour à l’état primordial, mais aussi annonce d’un ordre renouvelé et promesse de structuration sociale. De par sa fonction cathartique et sa fonction répressive, l’image de la fête populaire dans les contes québécois du XIXe siècle reflète tout à fait cette dualité, estime-t-il. Mais au regard des grands interdits bafoués du fantastique international (orgies, incestes, bestialité, union contre nature, etc.), l’image de la fête chez nous est assez peu subversive.
Source : Janelle, Claude, Le XIXe siècle fantastique en Amérique française, Alire, p. 251-252.