Parution : Orwell a-t-il vu juste ?, Sillery, Presses de l'Université du Québec, 1986, p. 71-82.
Avant d’analyser le fonctionnement et la vraisemblance scientifique du novlangue, Philippe Barbaud ne cache pas qu’un linguiste qui œuvre en linguistique fondamentale se retrouve ici devant un absurde scientifique, « [...] à savoir celui d’examiner une langue que personne ne parle », que ce soit les protagonistes de 1984 ou Orwell lui-même. Néanmoins, les informations qu’en donne l’auteur permettent à Barbaud de conclure que « [...] le novlangue n’est pas un système compatible avec ce que nous savons à l’heure actuelle de la nature, de la forme et du fonctionnement des langues naturelles ». Pourquoi ? Si le vocabulaire du novlangue n’est d’aucun secours pour juger du potentiel grammatical du système orwellien, il en est autrement de la syntaxe. Or, le novlangue est une fiction linguistique qui déroge aux principes universels de la catégorisation syntaxique des éléments grammaticaux et de l’assignation des fonctions grammaticales essentielles à l’interprétation d’une phrase. Tous les mots du novlangue pouvant être employés comme verbes, noms, adjectifs ou adverbes, il en résulte que cette langue peut avoir un sens pour le locuteur mais devient impossible à décoder pour l’interlocuteur. Le novlangue est donc, affirme Barbaud, « [...] une fiction scientifiquement insoutenable ».
Toutefois, l’invention du novlangue, cette « [...] sorte d’Espéranto à évolution régressive », pose au linguiste la question de la manipulation des masses par la parole officielle. Pour le linguiste générativiste, la modification des pratiques langagières du sujet parlant qui sont l’instrument même de sa pensée ne peut influencer celle-ci. Pour le linguiste non générativiste, un tel conditionnement linguistique peut au contraire produire « [...] des humanoïdes sachant s’énoncer mais ne sachant plus penser ». En dernier ressort, Barbaud estime que l’invention linguistique d’Orwell avait pour but de dénoncer la manipulation des masses par la parole et qu’on peut établir un lien entre le discours doctrinaire du Parti de Big Brother et le « [...] discours publicitaire qu’exploite le capitalisme de consommation dans ce qu’il a de totalitaire ».
Source : Janelle, Claude, L'ASFFQ 1986, Le Passeur, p. 154.