Parution : Recherches sociographiques, vol. XXXIII, n˚ 2, Québec, 1992, p. 299-321.
Selon Georges Lukacs, seule l’épopée traduit la totalité de la vie, le roman ne cherchant au mieux qu’à recréer cette totalité, mais ne reproduisant que des fragments d’existence. Quant à la nouvelle, elle relève d’emblée de l’esthétique du fragment, ne représentant qu’un moment replié sur soi, auto-signifiant : « elle projette l’image d’un acteur/narrateur circonstancié, (cir) conscrit, inscrit dans l’événementiel à la fois le plus véridique et le plus extraordinaire » (p. 302). Née à la fracture du Moyen Âge et de la Renaissance, elle met en discours « des événements extraordinaires, mais toujours réalistes, au contraire du conte et du lai qui, eux, jouent le plus souvent dans les eaux du surnaturel et du merveilleux » (p. 302). Quant à la nouvelle fantastique, elle apparaît à la fin du Siècle des lumières et à l’aube du romantisme, avec Jacques Cazotte, en opérant une synthèse du caractère extraordinaire de la nouvelle et du caractère surnaturel du conte merveilleux : le débordement vers l’irréel s’inscrit à la fois dans le cadre de la réalité et hors de lui, car elle pose la réalité de ce qu’elle représente (contrairement au conte de fées) tout en créant un effet d’irréel sur le mode de l’effet de réel ; de plus, l’acteur principal résiste à ce qu’il perçoit comme impossible ou improbable alors qu’après un sursaut d’étonnement, le merveilleux est accepté d’emblée.
Cette caractérisation de la nouvelle fantastique est suivie d’un inventaire de ses fluctuations sur la scène québécoise, où elle a fait son apparition dès les débuts du genre narratif, avec Philippe Aubert de Gaspé fils et Louis Fréchette. De 1900 à 1960, et à l’exception des Contes pour un homme seul (1944) d’Yves Thériault, c’est l’éclipse. Ensuite, avec Claude Mathieu et Michel Tremblay, la nouvelle fantastique québécoise entre dans l’ère de la postmodernité. Et depuis la fin des années 1960, on assiste à une prolifération des recueils d’auteurs, des récits publiés dans certaines revues, des collectifs et des anthologies, le tout couronné en 1984 par la création du Grand Prix de la science-fiction et du fantastique québécois.
Parmi la centaine d’écrivains aujourd’hui actifs, l’auteur attire finalement l’attention sur « quelques-unes des principales figures de proue du genre au Québec » : André Berthiaume, Claudette Charbonneau-Tissot (alias Aude), André Carpentier, Marie José Thériault, Daniel Sernine et Gilles Pellerin.
Daniel Sernine est un fantastiqueur traditionnel qui fait revivre les figures mythiques classiques (ogres, vampires, goules, fantômes, etc.) mais en les problématisant : « L’univers serninien s’apparente au monde de l’interdit et au monde carcéral, à un lieu d’enfermement derrière lequel et au sein duquel des puissances occultes agissent pour le plus grand malheur des hommes, laissant à ces derniers la liberté du condamné à mort » (p. 306). Les autres auteurs, plus préoccupés par le texte, s’inscrivent dans le renouvellement postmoderne de la tradition. Ainsi, l’œuvre de Marie José Thériault « met en discours des personnages qui oscillent continuellement entre le désir de refaire l’unité perdue du monde autour du magique et la crainte que cela ne soit guère possible » (p. 308). Dans le cas de Claudette Charbonneau-Tissot, « [l]e sens de l’œuvre se trouve dans sa capacité à problématiser l’effort de se (re) composer dans un univers où le sens global s’est définitivement perdu » (p. 310). Par contre, la pratique fantastique d’André Carpentier, située à égale distance du traditionalisme serninien et de l’éclatement tragique mis en scène par Aude, apparaît « comme un mélange de formes d’esthétiques diverses qui montre la boulimie exploratoire de l’écrivain » (p. 312), mais où l’on peut observer une sorte de retour de l’épique dans une forme ébranlée sur son socle, où le sens n’est retrouvé que pour être aussitôt émietté. André Berthiaume, de son côté, cherche « à créer des effets qui correspondent dans la mouvance instantanée de l’écriture à ce que veut bien lui dicter son propre mouvement – sa propre errance – scripturaire » (p. 315-316), produisant souvent des effets fantastiques non prémédités. Il en va de même pour Gilles Pellerin, dont le fantastique « ne serait “ni le lieu ni l’heure” auxquels on croirait être, mais d’autres espaces-temps qui se traversent par le truchement d’autres textes et par le texte lui-même, comme si l’on faisait du saute-mouton sur les mots, les textes, les œuvres » (p. 318).
En conclusion, l’auteur souligne que ce qui se désigne comme « non-sens » ou comme sens sans référentialité immédiate n’est pas pour autant, dans la nouvelle fantastique, dépourvu de signification. Si le fantastiqueur contemporain recueille le vieux fonds d’images mythiques pour le formaliser selon sa personnalité, ce qui caractérise les écrivains québécois, c’est l’inscription des figures de la division, de la raison, mais aussi de la fusion du réel et de l’irréel, « de la réification du monde du désir et du passage magique à travers des univers en principe bien clos sur eux-mêmes » (p. 318). L’esthétique fantastique véhicule toujours des images « épiques », les conjoignant tout en les disjoignant de manière problématique au monde de la quotidienneté. Elle se rattache donc plus qu’on ne le pense à l’imaginaire épique : elle en est le négatif exact, mais elle tend à contenir, en creux, « les figures de l’extraordinaire autrefois intégrées aux mythes explicateurs du monde » (p. 319).
Source : Bouchard, Guy, L'ASFFQ 1992, Alire, p. 226-228.