Parution : Solaris 115, Gallix, 1995, p. 26-30.
H. P. Lovecraft est fasciné par la géométrie non euclidienne et la physique quantique pour leur retournement du savoir dit positif, de même que par les « savoirs ancestraux de nature impie », car ils permettent tous de prendre conscience de la forme réelle de l’univers, un monde inquiétant et caché. Constatant l’impuissance scientifique à expliquer l’univers, il va plus loin et crée un ensemble de mythes qui expriment son effroi devant la monstruosité du monde.
Parce qu’il déploie une réflexion sur la peinture comme prolongement de la démarche scientifique, « Le modèle de Pickman » propose un intéressant discours sur la moralité du savoir dans le contexte de la Nouvelle-Angleterre de l’époque. Dans une lettre, le narrateur relate sa répugnance devant les peintures de Pickman, dont la précision scientifique dans la description des mondes impossibles rappelle à la fois Jérôme Bosch et la photographie documentaire. Selon Canty, l’art pictural de Pickman reflète le puritanisme sous-tendant l’attitude scientifique dominante en Nouvelle-Angleterre.
En effet, l’éthique puritaine est au fondement de la pratique scientifique, en ce sens que la morale guide la science, et que celle-ci favorise l’évolution morale des individus qui la pratiquent. Or, Lovecraft montre qu’en se conformant à l’idéal puritain de la perfectibilité morale, la science ressemble en fait aux pratiques des sorcières, et le scientifique à un monstre pour la froideur de sa démarche. La peinture de Pickman, tout comme le personnage lui-même, évolue non pas vers un ordre harmonieux, mais vers la monstruosité. Installé dans le quartier North End, à Boston, l’artiste explore un réseau archaïque de tunnels souterrains dans lequel vivent des êtres inhumains. Ses peintures suivent la technique d’observation désintéressée prônée par la science puritaine ; on passe ainsi de la contemplation des débordements de la vieille ville, de son organicité, de ses immigrants, à la production des monstres. Cela va jusqu’à transformer l’artiste et le scientifique en monstre lui-même, en raison de la monstruosité de son savoir. En passant du récit à l’argument, les descriptions contenues dans la nouvelle amènent le lecteur à prendre la position de Pickman.
Source : Beaulé, Sophie, L'ASFQ 1995, Alire, p. 209.