Parution : University of Toronto Quarterley, vol. 69, n˚ 4, Toronto, 2000, p. 871-890.
Considérant que la SF et le fantastique, en raison de leur spécificité, exacerbent le caractère problématique du réel et de l’identité, Sophie Beaulé aborde la production nouvellière des vingt dernières années du XXe siècle par l’analyse de certains vecteurs du discours social. Liant sa lecture du corpus aux moments clés de l’histoire politique du Québec, elle identifie les principaux thèmes qui caractérisent cette production et en situe les enjeux dans le contexte occidental marqué par la postmodernité.
La première partie de l’essai porte sur la notion d’espace et de territoire. Plusieurs fictions proposent des espaces agressés ou emprisonnants dans lesquels le personnage subit des attaques diverses à son intégrité physique ou mentale. Cependant, si l’errance peut conduire à des espaces mortifères, le voyage, pour certains auteurs comme Esther Rochon avec ses nouvelles centrées sur le labyrinthe et Élisabeth Vonarburg avec les nouvelles rattachées au Pont, peut faire contrepoids au discours de l’agression et de l’enfermement et favoriser la connaissance de soi.
La relation à l’espace demeure toutefois difficile et traduit plus généralement le sentiment de déterritorialisation que ressent le Québécois en raison d’une situation politique ambivalente et non résolue. L’agression sociale se manifeste aussi par l’avènement de la société du spectacle dont les médias se font les complices, voire les promoteurs. Comme l’explique Guy Debord à la suite de Jean Beaudrillard, « le spectacle entraîne un univers artificiel qui falsifie la vie sociale, efface les limites du moi et du monde tout comme les limites du vrai et du faux ». L’œuvre de Jean-Pierre April est particulièrement riche de cette problématique « où le réel relève d’un simulacre imposé par le pouvoir institutionnel ». Ce glissement de la réalité vers un irréel qui se donne pour réel constitue le fondement de plusieurs nouvelles fantastiques et rend bien compte de la crise de signifiance qui accompagne le modernisme. L’identité s’en trouve dès lors ébranlée.
On touche ici le deuxième thème majeur de l’étude de Sophie Beaulé. « Cette identité ébranlée appelle une quête, personnelle ou collective, dont l’issue ambiguë traduit le désir de changement. » Dans les nouvelles fantastiques, c’est le double qui problématise cette dépossession, cette atteinte à l’intégrité psychologique, tandis qu’en SF, le malaise prend la forme d’une communication difficile avec l’Autre. Même dans les textes où se manifeste une ouverture sur l’Autre, une certaine ambiguïté demeure en raison du danger de disparition qui guette les collectivités comme les individus, ce qui n’est pas sans faire écho à la situation de groupe minoritaire vécue par le Québec. Plusieurs textes laissent d’ailleurs entrevoir certains éléments du discours de grief comme idéologie, ce type de discours reposant, selon Marc Angenot, « sur le principe que tout échec peut se légitimer en grief contre autrui ou contre la situation et se transmuer en mérite ». Si certains textes contrebalancent l’idéologie en question par une reconnaissance en soi des sources de déséquilibre et par leur acceptation, ces réussites collectives n’abondent pas cependant.
L’essayiste affirme, en conclusion, que le corpus étudié reflète les dérives collectives de la société québécoise (et du monde occidental) et qu’aucune issue, entre l’échec du référendum de 1980 et celui de 1995, ne semble possible au cœur du monde postmoderne, à moins d’accepter l’idée d’une douleur qui serait porteuse d’ouverture enrichissante. En attendant cette possible transformation de l’imaginaire, la représentation du Québec épouse le discours apocalyptique qui imprègne le récit de la genèse, fondant ainsi le pays dans la catastrophe. « Le “Aum” de la ville » d’André Carpentier – dont est tiré l’intitulé de l’essai de Beaulé – serait emblématique de l’état d’incertitude collective qui caractérise la situation du Québec.
Source : Janelle, Claude, L'ASFFQ 2000, Alire, p. 198-199.