François Ricard

Parution : La Chasse-galerie, Montréal, Presses de l'Université de Montréal, coll. Bibliothèque du Nouveau Monde, 1989, p. 7-37.

Il faut réhabiliter Honoré Beaugrand (1848-1906), déclare François Ricard dès le début de son introduction à la nouvelle édition de La Chasse-galerie et autres récits offerte par la Bibliothèque du Nouveau Monde. Tout d’abord, revenir sur cet écrivain dont l’œuvre est tombée injustement dans l’oubli permet de nuancer l’image réductrice qu’on se fait du champ littéraire et de la société de la fin du XIXe siècle. Ensuite, l’homme lui-même et sa vie ne cadrent pas avec notre perception de l’époque. Beaugrand est en effet « un Occident de son temps » ; ouvert au modernisme, défenseur de la liberté de conscience, nationaliste non passéiste, grand voyageur, cet homme d’affaires contribue à la création artistique et intellectuelle de son temps. Ses écrits et actions lui attirent la reconnaissance, mais provoquent aussi le scandale.  

La condamnation entraînera l’oubli ultérieur. Soit on réduit l’œuvre à un seul texte, « La Chasse-galerie », soit on l’oblitère totalement ; on ne note aucune réédition, aucune étude critique pendant plus d’un demi-siècle. Beaugrand se compare donc à Albert Laberge ou à Rodolphe Girard. On redécouvre l’écrivain dans les années 1950 grâce à Luc Lacoursière et, plus tard, à Aurélien Boivin. En 1980, Roger Le Moine publie une édition critique de Jeanne la fileuse et la première étude sérieuse de l’œuvre entière. Le travail de Ricard vise donc à poursuivre le travail amorcé par Le Moine en proposant une édition critique des textes brefs de Beaugrand – terme qui englobe les « légendes » et autres écrits.

Avant d’aborder la présentation du corpus littéraire, le spécialiste examine la carrière de l’écrivain, qu’il divise en trois périodes : les années 1873-1878, la décennie 1880 et les quinze dernières années de sa vie. La première partie va de la fondation de L'Écho du Canada (1873), en Nouvelle-Angleterre, à la publication de son roman-pamphlet Jeanne la fileuse (1878). À la fin des années 1870, il quitte la Nouvelle-Angleterre pour s’établir à Ottawa, puis à Montréal où il fonde le journal La Patrie (1879). La décennie 1880 apparaît très active, entre les activités politiques et commerciales ; il revient à la littérature en 1888-1889. Par la suite, il abandonne graduellement la politique, vend La Patrie en 1899 et s’adonne à la littérature et aux voyages. La production littéraire de Beaugrand, conclut Ricard, est assez abondante et se partage en deux catégories, c’est-à-dire les récits de voyage et les textes proprement littéraires, eux-mêmes divisés en récits brefs et le roman Jeanne la fileuse.

L’édition critique de Ricard porte sur la version originale des quinze récits brefs produits par l’auteur. Ces œuvres se divisent en cinq groupes. Le premier rassemble les textes que Beaugrand a lui-même publiés en volumes. Le plus important s’intitule La Chasse-galerie : légendes canadiennes (1900). La deuxième section ne comprend qu’« Anita », texte le plus long de l’ensemble et le plus travaillé par l’écrivain. Ce récit, ainsi que ceux qui composent les trois parties suivantes, n’a jamais fait l’objet d’une publication en volume du vivant de l’auteur. Certains de ces textes sont d’ailleurs devenus des chapitres de Jeanne la fileuse après d’importantes modifications. Ricard présente chaque groupe de récits avant d’examiner le recueil de 1900, soulignant ainsi l’un des apports de l’édition critique, à savoir la redécouverte de textes oubliés.

« Anita » (1875) occupe une section séparée des autres, car ce long texte a connu diverses transformations au long de ses rééditions dans les années 1880. Le troisième groupe comprend cinq récits qui ont été publiés en première page de L'Écho du Canada en 1875. Si tous se rattachent au Canada, certains sont d’inspiration autobiographique, d’autres empruntent au folklore ou à l’histoire canadienne. Un seul relève du genre de l’aventure. Ces textes attirent l’attention, car ils renseignent sur la genèse de Jeanne la fileuse, ainsi que sur les idées et les influences de l’auteur, notamment celle de Faucher de Saint-Maurice. Enfin, ils fournissent un bon exemple de la littérature populaire de l’époque.

La quatrième section est constituée des deux derniers textes publiés de Beaugrand (si on exclut les deux récits en anglais). Ces œuvres témoignent de l’intérêt nouveau de l’écrivain pour les sciences. La « Légende du Nord Pacifique » (1892) s’inspire des recherches sur la préhistoire de l’Amérique, tandis que « Hantises de l’au-delà » (1902) se penche sur la parapsychologie et l’occulte. Enfin, les deux récits inachevés forment la cinquième section. « Liowata » (1873) est le plus ancien récit de Beaugrand connu des chercheurs. Par son inspiration, ce texte se rapproche de la production de 1875, mais il s’agit plutôt de l’ébauche d’un roman, abandonné puis repris en partie dans Jeanne la fileuse. L’inédit « Les Feux-follets » (1900) devait paraître dans le recueil La Chasse-galerie : légendes canadiennes.

L’œuvre maîtresse de Beaugrand demeure « La Chasse-galerie » ; c’est pourquoi Ricard s’attache de plus près au recueil de 1900. Le chercheur s’intéresse d’abord à l’histoire de la publication du recueil, qui s’effectue en deux temps. À l’hiver 1891-1892, Beaugrand fait paraître dans La Patrie cinq récits oscillant entre l’anecdote villageoise et la légende populaire. On ne sait pourquoi l’écrivain a publié autant dans ce court laps de temps, mais Ricard avance l’influence réciproque entre Beaugrand et Louis Fréchette (Originaux et Détraqués, 1892). Quoi qu’il en soit, ces textes – très bien accueillis – signalent le retour de l’écrivain à l’écriture. « La Chasse-galerie » est sans contredit le récit jouissant de la meilleure réception, puisqu’il est republié trois fois et traduit en anglais.

Un tel succès, la parution d’autres recueils à la même époque, de même que la maladie auraient poussé Beaugrand à publier lui aussi un volume de ses textes – ou plutôt trois : un recueil en français, un autre en anglais contenant des textes différents, hormis « La Chasse-galerie », et un volume bilingue (les textes des deux ouvrages y sont simplement mis ensemble). L’édition en français figure parmi les plus beaux volumes du Québec de l’époque, et la version anglaise la surpasse encore. On présume que le tirage s’élève à 200 exemplaires. Les dix illustrations sont signées, entre autres, par Henri Julien. Si l’écrivain se contente de reproduire tels quels les textes publiés dans La Patrie, il change leur ordre d’apparition. « La Chasse-galerie » ouvre ainsi le recueil, suivi de deux textes sur les superstitions et légendes populaires : « Le Loup-garou » et « La Bête à grand’queue ». Deux récits anecdotiques concluent l’ouvrage, « Macloune » et « Le Père Louison ». Selon Ricard, l’arrangement permet de présenter les textes comme une contribution à l’étude du folklore canadien-français.

La Chasse-galerie : légendes canadiennes a connu une réception limitée, bien que fort élogieuse. Les critiques louent la façon dont Beaugrand s’est inspiré de la culture populaire ; Édouard-Zotique Massicotte, par exemple, note la justesse du registre linguistique. De fait, cette attention au registre est l’une des qualités de Beaugrand dont le style se caractérise par une « douce médiocrité ». L’autre élément remarquable est la capacité à rendre le langage oral. Ricard note une évolution, entre les récits de 1875 et ceux de La Chasse-galerie, vers une plus grande capacité à traduire l’oralité, comme le montrent Fanfan Lazette dans « La Bête à grand’queue » et Joe le cook dans « La Chasse-galerie ».

Enfin, Ricard signale la critique du sociologue Léo Gérin qui a examiné les recueils de récits brefs parus autour de 1900 : Contes vrais (1899) de Pamphile LeMay, La Noël au Canada (1900) de Louis Fréchette et celui de Beaugrand. Gérin remarque, d’une part, que l’univers évoqué est en train de disparaître. D’autre part, il note une différence entre la littérature « urbaine » – Beaugrand et Fréchette s’adressent au public urbain – et les textes destinés aux « habitants de la campagne » (Lemay). Une telle réflexion mérite l’intérêt, car elle signale que la relation entre modernisme et traditionalisme relèverait sans doute moins d’un clivage idéologique que des conditions concrètes dans lesquelles se pratique la littérature. De fait, Beaugrand témoigne d’un regard « moderne », « urbain » donc, sur un monde auquel il n’appartient plus. Ce trait, ajoute Ricard, s’affirme d’ailleurs au fil des années, passant d’un certain passéisme au point de vue de l’ethnologue.

Entre l’écrivain engagé à défendre une cause et à répandre des idées des années 1870 et celui qui écrit par dilettantisme, Beaugrand participe bien de son époque. « Ni Maupassant, ni Mallarmé, ni Oscar Wilde, Honoré Beaugrand n’en mérite pas moins notre lecture ». [SB]