Essai. Québec, Presses de l'Université Laval, coll. Vie des lettres québécoises 30, 1991, 338 pages. ISBN : 2763772617
L’ouvrage de Robert Major porte en sous-titre Idéologies et utopie dans l’œuvre d’Antoine Gérin-Lajoie. Nous nous en tiendrons ici au chapitre V (p. 213-261) dans lequel l’essayiste démontre que les deux tomes de Jean Rivard – le défricheur (1862) et économiste (1864) –, qui forment une seule œuvre, relèvent de l’utopie. Major rappelle le contexte social dans lequel l’œuvre de Gérin-Lajoie a été écrite. Le mouvement utopique connaît un regain de ferveur au XIXe siècle, surtout en Amérique où la perspective de changer la société est encore possible. Aussi, l’utopie écrite devient désormais utopie pratiquée à la faveur des tentatives de Robert Owen, Étienne Cabet, Ann Lee, Victor Considérant et plusieurs autres. Gérin-Lajoie n’est pas sans connaître ces expériences.
Mais avant d’établir indiscutablement la nature utopique de Jean Rivard, Major tient à dissiper quelques ambiguïtés sur la notion d’utopie et à réhabiliter ce genre aux yeux des intellectuels. Il s’appuie principalement sur les travaux de Georges Duveau et de Raymond Ruyer pour soutenir que la fonction utopique est fondamentale chez l’homme et que l’utopie apparaît plus réaliste et plus articulée que les autres réponses possibles au problème de la société idéale : le Pays de Cocagne (satisfaction et abondance légendaires), l’Arcadie, le commonwealth de la perfection morale et le millénium (perfection totale, collective et terrestre).
Puis, l’essayiste fait ressortir les caractéristiques de l’utopie qu’on retrouve dans l’œuvre de Gérin-Lajoie sur la base de la définition de Ruyer : « point de rencontre d’un raisonnement scientifique, d’une critique, et d’un rêve ». La fonction critique se vérifie dans les procédés narratifs et diégétiques et sur le plan de la composition (division en deux livres, le premier davantage narratif, le second nettement didactique). Cette critique a notamment pour cible l’éducation dont l’auteur dénonce les lacunes avec virulence. Or, l’instauration d’un système pédagogique et le pouvoir subséquent sur celui-ci constituent le fondement de toute utopie. L’essayiste relève plusieurs autres éléments qui rattachent Jean Rivard à la tradition de l’utopie : narration assumée par un étranger, découverte de la république utopique de façon fortuite, indétermination du lieu (littéralement « a-topie ») par l’absence de repères géographiques, valorisation de l’harmonie et de la stabilité, fusion des pouvoirs politiques et religieux, conception de la famille et du travail.
Par ailleurs, Major démontre que l’œuvre de Gérin-Lajoie est une utopie américaine par son pragmatisme terre-à-terre (son souci d’incarner concrètement son utopie l’amène à tracer très nettement les modalités d’insertion historique) et la volonté bien arrêtée de son héros de devenir riche. Le grand mérite de l’écrivain, selon l’essayiste, a été de comprendre, contrairement à la plupart des utopistes, que l’individualisme pouvait être un facteur de progrès collectif et que la valorisation de la passion du gain pouvait contribuer à l’enrichissement communautaire. C’est d’ailleurs la conjonction de deux schémas diégétiques, le roman d’une réussite personnelle et le roman utopique, qui explique, selon lui, pourquoi l’auteur a supprimé les quatre chapitres racontant la carrière de député de Jean Rivard. Si sa réussite personnelle commande qu’il soit élu député à Québec, la loi du genre utopique ne peut s’accommoder d’une union de deux espaces antinomiques. Le monde de l’ici-maintenant (le Québec) est en effet la négation de tous les principes valorisés et pratiqués dans la république idéale de Rivardville.
Major conclut que Jean Rivard dévoile sa richesse et son originalité quand on l’aborde comme le produit d’une réflexion utopique car cette œuvre s’impose comme « une utopie particulière, proprement américaine tout en restant québécoise, à la fois hybride et originale ».
Source : Janelle, Claude, L'ASFFQ 1991, Logiques/Le Passeur, p. 199-200.