Parution : Images féministes du futur, Les Cahiers du Grad 6, Sainte-Foy, Université Laval, 1992, p. 65-100
La plupart des grandes études récentes de l’utopie et de la science-fiction féministes ne soufflent mot de Katharine Burdekin (1896-1963), auteure, durant l’entre-deux-guerres, de plusieurs textes importants, dont Swastika Night, publié originellement sous le pseudonyme de Murray Constantine, et The End of This Day’s Business, œuvre inédite publiée par Daphne Patai en 1989. L’auteur examine ces deux romans en explicitant leur rapport à l’utopie, et la conception de la nature humaine qu’ils véhiculent.
Swastika Night se situe au XXVIIe siècle. L’empire allemand et l’empire japonais se partagent la planète, incapables de se conquérir l’un l’autre à cause de la décroissance de la population. En Allemagne, l’ordre social repose sur trois rangs intangibles : le Fuehrer, les Chevaliers et les simples Nazis. Au cours d’un pèlerinage en Allemagne, Alfred, un Anglais, rencontre le chevalier von Hess, et celui-ci, qui a perdu ses trois fils, lui transmet les preuves que possède sa famille de la supercherie sur laquelle repose le règne des Allemands. Alfred remet ces preuves à son propre fils, de sorte que la rébellion secrète pourra s’organiser même s’il est tué parce que les Nazis ont accidentellement découvert son refuge secret. La nature dystopique de ce récit est évidente : l’empire nazi s’est édifié par la conquête, et il maintient son emprise sur les peuples assujettis par une domination constante et sans failles, féroce au besoin. Cependant, son originalité tient à ce que la dimension sociale est ici inséparable de la problématique de la nature humaine, puisque ce sont les femmes qui sont victimes de la pire oppression : elles sont considérées non comme des êtres humains, mais comme de simples animaux parlants, dans une société qui est l’apothéose de la masculinité hypertrophiée.
À l’inverse, dans The End of This Day’s Business, ce sont les femmes qui dominent le monde de l’an 6250. Mais, au-delà de cette inversion du pouvoir, la similitude structurelle des deux romans est remarquable. Dans l’un et l’autre, un personnage dominé, ici Neil Carlason, prend conscience de l’anormalité de sa situation. Dans l’un et l’autre, un second personnage (sa tante Grania, qui est en fait sa mère), membre du groupe dominant mais en désaccord avec son idéologie, explique au premier les rouages de la société dans laquelle il vit, ainsi que les circonstances historiques de son avènement. Chaque fois, le personnage initié à ces secrets paye son savoir de sa vie, mais, dans les deux cas, le récit se clôt sur l’espoir que quelqu’un d’autre diffusera le message de libération, et que celle-ci aura effectivement lieu. Cependant, si Swastika Night constitue une « dystopie noire » où la domination s’exerce sans souci de modération, The End of This Day’s Business serait plutôt une « dystopie rose » : la classe dominante prétend assurer le bonheur de la classe dominée dont les membres, de prime abord, semblent contents de leur sort. Ces membres, ce sont cette fois les hommes, dont c’est le tour d’être considérés comme naturellement inférieurs aux membres de la classe dominante.
La conclusion de l’article met en évidence le fait que la dystopie noire androcratique de Swastika Night et la dystopie rose gynocratique de The End of This Day’s Business sont toutes deux appelées à se dépasser dans une eutopie androgyne reconnaissant la pleine humanité de chacun des deux sexes.
Source : Bouchard, Guy, L'ASFFQ 1992, Alire, p. 218-219.