Parution : Philosophiques, vol. XXI, n˚ 2, Montréal, 1994, p. 483-501.
Comme préambule à la présentation et à la discussion des modèles féministes de société nouvelle, Guy Bouchard définit ce qu’il entend par « hétéropolitique ». Il appelle ainsi « le champ des préoccupations pour la société idéalisée ». L’hétéropolitique peut s’exprimer sur le mode de la fiction (utopie, laquelle se subdivise en eutopie et en dystopie) ou sur le mode de la théorie (para-utopie). Guy Bouchard se demande ce qu’apporte de neuf l’hétéropolitique féministe par rapport à l’hétéropolitique masculiniste. En se fondant sur le sexe (comme genre, « gender » en anglais) et sur le rôle sexual que celui-ci détermine, la société nouvelle peut comporter cinq modèles : une société androcentrique (composée uniquement d’hommes), une société gynocentrique, symbolique ou réelle (composée uniquement de femmes), une société mixte d’hommes et de femmes dont le pouvoir appartient aux hommes (androcratie), aux femmes (gynocratie) ou aux hommes et aux femmes dans un partenariat égalitaire (société androgyne). Bouchard examine les trois modèles préconisés par le féminisme et les soumet à la critique des différents discours du féminisme dans le secteur de la para-utopie : libéral, marxiste, socialiste, radical.
1. La société androgyne. Œuvre représentative : Le Silence de la cité d’Élisabeth Vonarburg. Il s’agit d’une société sexualement égalitaire car « en dissolvant la polarisation du féminin et du masculin, l’androgynie sape le fondement du rapport domination–subordination greffé à cette polarisation ». Si, dans l’absolu, ce modèle rallie les diverses tendances féministes, des divergences se manifestent dans l’analyse de l’oppression. À l’exception du féminisme libéral qui préconise une réforme, tous les autres féminismes réclament plutôt une révolution. Pour les radicales, l’oppression des femmes est fondée sur le sexe tandis que les marxistes mettent en cause le capitalisme et en font une lutte des classes (oppression classuelle). Quant aux socialistes, elles « associent ces deux causes en y ajoutant parfois le facteur racial ».
2. La société gynocratique. Œuvre représentative : The Gate to Womens’s Country de Sheri S. Tepper. Ce modèle est rarement invoqué au présent. La gynocratie renvoie au passé à la faveur d’enquêtes sur le matriarcat originel et l’amazonat. Dans les utopies féministes, la gynocratie se conjugue au futur. Les propos de Mary Daly, Elisabeth Gould Davis et Valerie Solanas, basés sur l’affirmation de la supériorité de la femme justifiée par le pseudo-essentialisme, le biologisme et l’alibi de la « nature », ne mènent, selon Guy Bouchard, qu’à une inversion des valeurs, « à un chauvinisme de la féminitude ».
3. La société gynocentrique. Œuvre représentative : Les Bergères de l’Apocalypse de Françoise d’Eaubonne. Le gynocentrisme peut être symbolique – une société érigée en marge de la culture masculine et ignorant totalement les hommes – ou réelle. Dans ce dernier cas, il s’agit de « réclamer la disparition totale de l’homme, au besoin par la violence ». Le gynocentrisme symbolique n’est pas viable à long terme parce qu’en se confiant à l’art et à la spiritualité, il ne peut espérer ébranler la base matérielle du patriarcat et contribue, de fait, au statu quo. Le gynocentrisme réel, de son côté, est humainement indéfendable. Au-delà de leur radicalisme, les œuvres de Tepper et d’Eaubonne peuvent être néanmoins considérées comme une étape provisoire nécessaire à l’avènement d’une société androgyne.
Guy Bouchard conclut que le modèle de la société androgyne est celui qui possède davantage le pouvoir d’intégrer les quatre tendances majeures du féminisme. Plutôt que de s’arrêter aux divergences, l’hétéropolitique féministe devrait miser sur ses points de ralliement, estime le philosophe. « Si notre avenir est vraiment devenu une alternative entre “le féminisme ou la mort”, comment les hommes conscients de cet enjeu pourraient-ils ne pas être féministes ? »
Source : Janelle, Claude, L'ASFFQ 1994, Alire, p. 214-215.