Parution : Études littéraires, vol. 7, n˚ 1, Québec, 1974, p. 61-95.
Peter Fitting expose les changements survenus en science-fiction après l’âge d’or qui correspond aux années quarante et cinquante. La science-fiction de cette époque existait dans un monde clos (une littérature de scientifiques pour des scientifiques) dont le centre était les « magazines » mensuels, notamment Astounding considéré comme le chef de file. L’émergence d’une nouvelle science-fiction, et tout particulièrement la « New Wave », coïncide, selon Fitting, avec l’effondrement des valeurs contemporaines et le désarroi de la bourgeoisie déjà manifestes dans le courant anti-scientiste des années cinquante. Introspective et expérimentale, elle s’intéresse moins aux thèmes qu’à de « nouveaux modes d’expérience et à de nouvelles techniques d’expression ».
L’essayiste présente les caractéristiques littéraires et la fonction idéologique de cette nouvelle science-fiction en proposant une étude détaillée de quatre romans représentatifs de ce nouveau paradigme. Il s’agit de The Crystal World de J. G. Ballard, de The Einstein Intersection de Samuel Delany, de Ubik de Philip K. Dick et de Solaris de Stanislas Lem qui sont structurés tous les quatre par la figure de la quête mais avec des résolutions différentes.
The Crystal World a comme élément central une catastrophe naturelle (la cristallisation d’une forêt située en République du Cameroun) qui mène le héros à une quête d’identité, à la fois psychologique et philosophique. Elle illustre une tentative de dépassement du dualisme et de réconciliation de l’« anima » et de « l’ombre » jungiens qui fait écho à certaines religions orientales. Le paysage extérieur – élément caractéristique de la science-fiction – reflète le paysage intérieur du héros et « l’écriture introspective qui transfigure les images du cataclysme […] en un portrait sublime, resplendissant, mais figé et stérile » préfigure la fin du capitalisme. L’expérience esthétique, ici, inscrit l’œuvre dans la « speculative fiction » et élargit les paramètres de la science-fiction.
The Einstein Intersection cherche à construire une nouvelle mythologie mieux adaptée à l’avenir d’une humanité en marche à partir des fragments encore valables de l’ancienne mythologie. Le roman de Delany met en jeu trois ensembles de mythes : les mythes grecs (ou pré-chrétiens), le mythe chrétien et des mythes contemporains (construits autour de personnalités du XXe siècle telles que Jean Harlow et Billy the Kid). La quête du héros Lobey s’appuie sur les mythes d’Orphée et de Thésée pour les dépasser, ce qui ouvre la voie à un nouvel homme. À l’encontre de la science-fiction traditionnelle traversée par un courant anti-évolutionniste qui projette un homme immuable dans l’avenir, le roman de Delany souhaite le changement et « suggère la façon dont ce nouvel homme se développera ».
Ubik, dans la quête du personnage de Chip pour déchiffrer l’énigme d’une réalité opaque et bizarre – l’état de semi-vie –, prend une dimension ontologique et métaphysique. Le roman de Dick remet en question les valeurs de la littérature bourgeoise en faisant fi de la cohérence et des « lois » discernables par le lecteur de SF qui se trouve ainsi déstabilisé par les jeux de l’illusion. Le mot Ubik (qui signifie « partout » en latin) est une référence explicite à dieu et apparaît « comme une panacée, semblable aux religions qui offrent des remèdes (à venir) à tous les maux de la terre. Et ce n’est pas par accident non plus que cette solution nous est présentée sous forme d’annonces publicitaires, geste formel qui dénonce le rôle idéologique de la littérature, qui est de “vendre” le capitalisme, et souligne aussi les rapports entre religion et capitalisme. »
Solaris aborde le thème du contact, sujet primordial dès lors que l’humanité se lance à la conquête du cosmos. Le roman de Lem se lit comme un commentaire sur ce thème dans la science-fiction occidentale. Que l’extraterrestre soit perçu comme une menace ou que la rencontre avec une autre forme de vie soit basée sur la notion de lien commun, celui-ci révèle toujours, selon Lem, « l’anthropocentrisme : la projection des valeurs et des structures humaines sur l’univers ». Dans ses efforts pour comprendre la planète Solaris, Kelvin consulte les études solaristes, fruit des observations de ses prédécesseurs depuis un siècle. L’essayiste fait valoir que « le développement de la solaristique ressemble à un exposé ironique de la science en général ou à une description de la chrétienté » à travers les différentes étapes de son évolution.
En somme, le point commun de ces quatre romans, c’est de proposer une réflexion « où ce n’est plus la science, mais la fiction qui constitue le champ d’investigation de cette écriture ». La quête des personnages est motivée par l’avènement du nouvel homme, ce qui suppose la remise en question des mythes et du capitalisme, cette religion économique qui n’est jamais très loin en toile de fond.
Source : Janelle, Claude, Les Années d'éclosion (1970-1978), Alire, 2021, p. 439-440.