Parution : Poétique 33, Paris, Le Seuil, 1978, p. 74-89.
Dans cet essai, Marc Angenot cherche à étudier ce qu’est la science-fiction comme pratique sémiotique en rappelant que le mode de lecture est affaire de code. Ce n’est pas l’absence de référent pour le lecteur qui distingue la SF de la littérature réaliste – Madame Bovary n’existe pas plus que les planètes inventées d’Ursula Le Guin – mais plutôt le fait que la SF est fondée sur « des mirages paradigmatiques, des paradigmes absents ». Angenot affirme que le récit de SF appelle « une lecture de type conjectural : le lecteur n’applique pas au récit des paradigmes existants dans le monde empirique ».
Le défi de la SF est donc de créer un univers à la fois distancié et intelligible en utilisant des mots tirés de l’univers empirique de l’auteur – et du lecteur, par le fait même. Pour y arriver, l’auteur aura souvent recours à des mots inventés. Angenot distingue néologie et néologismes ou mots-fictions quoique l’un et l’autre ont pour but de donner à croire à un monde distancié. Le mot forgé porte une signification à deux égards : « comme pièce intégrante d’un paradigme supposé ; comme trait sociolinguistique, symptôme d’un état de culture » (connotation scientiste donnée par la dérivation gréco-latine dans la SF du XIXe siècle, connotation moderniste dans la SF contemporaine). De même, l’exolinguistique à laquelle a eu recours Restif de la Bretonne dans Les Posthumes (1802) contribue à créer l’effet de réel même si les mots sont inintelligibles ou imprononçables. Ils confirment en quelque sorte le paradigme absent. Avec le temps d’ailleurs, la SF s’est constitué peu à peu une phraséologie conjecturale partagée par les œuvres du corpus et qui passe maintenant dans le langage ordinaire : androïde, cyborg, antigravité, robotique, etc.
À l’aide d’exemples tirés d’œuvres de Stefan Wul (Piège sur Zarkass), d’Ursula Le Guin (The Left Hand of Darkness), de Stanislaw Lem (Solaris) et de Michel Jeury (« Simulateur ! Simulateur ! »), il se penche sur diverses modalités rhétoriques et divers traits sémiotiques qui découlent de la lecture spéculative qu’induit la SF. Il démontre que les mots nouveaux « vont se trouver redistribués dans le récit dans d’innombrables entourages syntagmatiques qui sembleront converger vers la construction de paradigmes ». Pour Angenot, la nouvelle de Jeury est une illustration exemplaire de ce qu’est la science-fiction contemporaine : « redoublement en parabole de son propre projet cognitif ». On voit dans ce texte, avance-t-il, « comment l’effet de réel passe par un mirage paradigmatique » auquel sont confrontés tout autant les personnages de la fiction que le lecteur. Le sémioticien conclut que « l’esthétique de la SF se ramène à créer cet effet de paradigme, à donner à croire non au littéral (comme dans le récit réaliste) mais au non-dit ».
Source : Janelle, Claude, Les Années d'éclosion (1970-1978), Alire, 2021, p. 423-424.