Parution : Les Ailleurs imaginaires, Québec, Nuit blanche éditeur, 1993, p. 243-263.
À partir de Frankenstein de Mary Shelley (1818), œuvre charnière comme carrefour entre la science-fiction et le fantastique, Christian Vandendorpe réfléchit sur les distinctions fondamentales entre les deux genres. Il souligne d’abord que l’âge d’or du fantastique classique, dans les années 1830, tel que théorisé par Tzvetan Todorov, constitue en fait un raffinement particulier du fantastique antérieur. L’essence du genre existe depuis longtemps ; parce qu’il met en scène des sentiments d’angoisse, de peur et d’incompréhension, il décrit un héros jouet malgré lui d’un destin implacable. Vandendorpe puise des exemples chez Dino Buzzati, Hanz Heinz Ewers et Guy de Maupassant, entre autres.
La science-fiction se situe aux antipodes du fantastique, car elle combine la réflexion sur les possibles issus de la science et la mise en scène d’un héros mû par les buts qu’il s’est donnés. Le genre coïncide en fait avec la notion de progrès qui s’est développée à la suite de l’introduction du paradigme scientifique, au XVIIe siècle. C’est pourquoi la SF renoue tôt avec la figure de Prométhée, comme dans le roman de Shelley, ou encore le rêve d’Icare dans Somnium (1634) de Kepler. Elle illustre les pouvoirs possibles que l’être humain et les sociétés pourraient se donner par la science ou un simulacre de celle-ci. Moderne, elle exprime la liberté de l’individu qui refuse toute barrière, à l’encontre du fantastique, de culture traditionnelle, où le personnage subit un destin inexplicable.
Vandendorpe formalise cette distinction fondamentale entre les deux genres à l’aide d’un carré fictionnel. Dans un premier axe, le critique pose la dialectique entre le pouvoir et l’impuissance du héros, dans l’autre, il oppose le merveilleux et la dystopie. Chaque côté porte ainsi un sentiment ou une attitude cognitive spécifique : l’admiration va avec la science-fiction et le merveilleux, tandis que la peur est commune à la dystopie et au fantastique. Le chercheur vise avec le carré à montrer des traits dominants – et non à figer des genres. En effet, chaque œuvre s’inscrit non seulement dans un environnement sociohistorique donné qui détermine l’horizon d’attente du lecteur, mais encore en réponse à d’autres œuvres. Ainsi, la science-fiction peut être subvertie de l’intérieur par des œuvres qui semblent appartenir à d’autres genres, comme Le Meilleur des mondes (1932) d’Aldous Huxley ou Shambleau (1933) de Catherine L. Moore. La fluidité des frontières génériques montre bien la souplesse de la littérature, et toute tentative de classification rigide ne peut qu’offrir un instantané de la production littéraire d’une époque donnée.
Source : Beaulé, Sophie, L'ASFFQ 1993, Alire, p. 231-232.