Après le creux historique de 1994 – à peine treize études recensées –, la production analytique connaît une remontée intéressante en 1995. Elle se décline comme suit : un essai de Michel Lord sur le fantastique, La Logique de l’impossible. Aspects du discours fantastique, paru chez Nuit blanche éditeur, quatorze études sur la science-fiction, six articles sur le fantastique et deux qui portent sur les deux genres. Avec un total de 22 textes plus ou moins longs et un livre, cette production est néanmoins en deçà des moyennes enregistrées pendant la décennie 1980.

Les chiffres ne disent cependant pas tout et tendent à masquer une réalité qui se confirmera au cours des années suivantes. En effet, outre le nombre décroissant d’études, il faut bien reconnaître un autre fait : les littératures de l’imaginaire peinent à susciter un intérêt constant chez les chercheurs universitaires. Le discours critique s’épuise au cours de la décennie 1990 quoique la publication d’une quinzaine d’essais et d’ouvrages collectifs regroupant des communications prononcées dans le cadre de colloques savants constitue tout de même une source de satisfaction et une forme de reconnaissance littéraire.

La très grande majorité des contributions à la réflexion théorique et critique en 1995 provient de personnes identifiées depuis toujours au milieu SF & F au Québec. Alain Bergeron, Joël Champetier, Daniel Sernine, Francine Pelletier, pour ne nommer que ceux-là, sont davantage connus comme écrivains qu’en tant qu’essayistes. Ce n’est pas un jugement de valeur, c’est tout simplement reconnaître que ce ne sont pas des spécialistes de l’analyse discursive ni des théoriciens du genre comme peuvent l’être Guy Bouchard et Michel Lord. Ceux-ci s’affirment depuis des années comme les indispensables piliers de la pensée critique visant à définir les assises du genre, le premier en science-fiction, le second en fantastique. Guy Bouchard met d’ailleurs à profit la tribune d’un numéro thématique de la revue Moebius (n˚ 64 – L’imaginaire de la science) pour positionner « la science-fiction comme critique de la science ».

On ne saurait passer sous silence la brillante étude de Richard Saint-Gelais qui, par la négative, démontre l’impossibilité de définir de façon satisfaisante une poétique de la science-fiction. Ce professeur et chercheur universitaire discret, dont les écrits sont trop rares, est un théoricien de haut vol comme on peut le constater aussi dans un essai percutant paru en 1999, L’Empire du pseudo : modernités de la science-fiction

En fait, les trois seules véritables nouvelles voix critiques sont celles de Daniel Canty (Solaris 115), Joël Pourbaix (Moebius 64) et Gabrielle Pascal (Triptyque) qui, l’avenir le dira, n’ont pas offert d’autres contributions de même nature. Muriel Martin, dont le nom apparaît pour la première fois au sommaire de Solaris, n’est pas à proprement parler une nouvelle venue. Il s’agit du symbionyme de Guy Sirois et Luc Pomerleau, des familiers du sérail. Parlant de duo, Yves Meynard et Thierry Vincent forment équipe pour livrer la deuxième partie de leur intéressante étude sur La Geste des Princes-Démons de Jack Vance. Encore là, pas exactement de nouvelles recrues en dehors du milieu.

L’absence du numéro annuel d’imagine… consacré aux études – la revue n’a publié que deux numéros en 1995, indice des problèmes éprouvés par l’équipe éditoriale qui entraîneront éventuellement la disparition de la publication – aurait pu être ressentie plus lourdement mais elle est compensée par la place que Solaris occupe de plus en plus dans ce domaine avec cinq études.

Toutefois, l’apport majeur de 1995 en termes de quantité provient d’un ouvrage collectif intitulé Visions d’autres mondes qui compte neuf articles touchant notre champ d’études, soit le tiers de l’ouvrage, les autres textes étant l’œuvre de Canadiens anglais. Comme l’explique Judith Merril en avant-propos : « […] cette anthologie accompagne l’exposition Visions d’autres mondes, une grande manifestation organisée par la Bibliothèque nationale du Canada qui témoigne pour la première fois de l’intérêt d’une grande institution culturelle pour les multiples formes que prend la littérature fantastique dans notre monde en mutation rapide. »

On peut certes se réjouir de cette initiative mais comme l’ouvrage s’adresse au grand public, les textes présentés n’offrent rien de vraiment nouveau à l’amateur le moindrement au fait de l’état des lieux et de l’émergence des genres fantastique et science-fiction. Qui plus est, la bibliographie proposée à la fin de l’ouvrage – probablement préparée par l’équipe éditoriale anglophone du projet – comporte plusieurs inexactitudes. Maria Chapdelaine de Louis Hémon et Un, deux, trois de Pierre Turgeon sont des romans fantastiques ? Vraiment ?!!! Il ne viendrait à l’esprit de quiconque connaît un peu les genres de classer en science-fiction Les Contes de l’ombre et Quand vient la nuit de Daniel Sernine qui sont des recueils de nouvelles fantastiques.

En somme, l’année 1995 offre, à l’égard des études rédigées en français par des auteurs d’origine canadienne, autant d’occasions de se réjouir que de se désoler. Un bilan en demi-teinte, mi-figue, mi-raisin…

Source : Janelle, Claude, L'ASFFQ 1995, Alire, p. 203-204.