La production des textes théoriques portant sur les littératures de l’imaginaire provient grosso modo de trois groupes différents : les chercheurs universitaires qui tentent de cerner la spécificité de l’objet littéraire, les amateurs « éclairés » qui veulent faire partager leur passion pour une œuvre en particulier et, dans une moindre mesure, les journalistes intéressés par un phénomène ou une commémoration. Les premiers sont moins nombreux que les seconds mais ils font preuve d’assiduité et bâtissent une œuvre critique essentielle qui contribue à une meilleure connaissance du fantastique et de la science-fiction. En 1996, Guy Bouchard, Michel Lord et Lise Morin appartiennent à ce groupe. Quant au second groupe, il est représenté par Daniel Coulombe, Frédérick Durand, Francine Pelletier, Francine Tremblay et Thierry Vincent. Ils ont livré des études personnelles et « spontanées » qui ne s’inscrivent pas a priori dans une démarche réflexive axée sur un programme de recherche précis devant déboucher sur la production d’essais universitaires. Ce sont néanmoins des contributions qui fournissent, année après année, une masse critique au corpus des études théoriques.
La connaissance actuelle de ce corpus nous permet d’affirmer qu’il a connu, au cours de la décennie 1990, une nette régression par rapport à la décennie précédente. De 1980 à 1989, on compte en effet 230 études alors que de 1990 à 1999, leur nombre s’élève à 190, soit une diminution de 17 %. L’année 1996 est, à cet égard, représentative de cette tendance puisque la production se limite à 13 essais ou articles et deux livres. Pour une rare fois, les études sur le fantastique sont plus nombreuses que celles consacrées à la science-fiction (8 contre 2, en plus de deux bouquins). Lise Morin et Michel Lord, deux chercheurs qui s’intéressent depuis plusieurs années aux procédés narratifs du fantastique, unissent leurs efforts pour assurer, une fois n’est pas coutume, cette domination. Dans le cas de la première, il s’agit de la conclusion d’une démarche d’analyse du genre qui culmine avec la publication d’un essai intitulé La Nouvelle fantastique québécoise de 1960 à 1985 : entre le hasard et la fatalité. Depuis, Lise Morin a été absente du champ du discours théorique.
Comment expliquer ce qui ressemble fort à un désintérêt progressif des chercheurs, sauf quelques exceptions, pour le fantastique ou la science-fiction depuis la fin des années 1980 ? Les revues spécialisées Solaris et imagine… font leur part dans l’effort de réflexion sur les genres : elles fournissent la moitié de la production théorique en 1996. Ce sont plutôt les revues savantes et universitaires de culture générale qui sont peu présentes et cela, à mon avis, est symptomatique de la présence de plus en plus effacée de l’intellectuel dans la sphère publique. Les années de grande production sont liées à des événements ponctuels, comme un anniversaire à souligner (l’année 1984, en référence au célèbre roman de George Orwell), la publication d’un numéro spécial d’une revue littéraire ou des actes d’un colloque dédié à une œuvre ou à une thématique relevant des littératures de l’imaginaire.
Il faut bien admettre aussi que la science-fiction, et davantage encore le fantastique, n’ont plus, au milieu des années 1990, à faire reconnaître et accepter leur existence par l’institution littéraire, la production importante d’œuvres matures et estimables ayant balayé en bonne partie les préjugés des défenseurs de la littérature avec un grand L. Les genres autrefois relégués à la paralittérature n’ont plus à justifier leur autonomie à l’intérieur du grand ensemble de la création littéraire. Par contre, si l’espace public occupé par les études a diminué, un plus grand nombre d’étudiants universitaires de deuxième et troisième cycles s’intéressent à la science-fiction et au fantastique. Le nombre de mémoires et de thèses portant sur ces deux genres est en hausse depuis 20 ans. Moins visible, ce travail en profondeur est néanmoins porteur d’espoir car ces étudiants sont appelés à devenir des intermédiaires importants, des passeurs essentiels dans la promotion des œuvres marquantes du corpus SFF québécois. Si peu d’entre eux, sans doute, laisseront leur marque comme essayistes ou théoriciens du genre, plusieurs feront œuvre utile comme enseignants ayant développé une affection particulière pour les œuvres d’Élisabeth Vonarburg, d’Esther Rochon, de Patrick Senécal, de Daniel Sernine et d’une dizaine d’autres.
Source : Janelle, Claude, L'ASFFQ 1996, Alire, p. 221-222.