Parution : Panorama de la littérature québécoise contemporaine, Montréal, Guérin, 1997, p. 241-281.
Après une brève entrée en matière qui rappelle les débuts du fantastique et de la science-fiction au Québec au XIXe siècle, Michel Lord sent le besoin de définir ces deux genres littéraires car ils ont évolué depuis leur origine. Il est tenté de regrouper sous l’étiquette « fantastiques » tous les genres de la littérature non strictement réaliste, comme le merveilleux, le fantastique, le réalisme magique, la fantasy et la science-fiction. Il préfère toutefois aborder ce corpus en fonction de trois grandes pratiques qui se distinguent par leur âge : le merveilleux, millénaire, le fantastique, bicentenaire et la SF, centenaire, encore que ce dernier genre apparaît en Angleterre au début du XIXe siècle avec Frankenstein.
Lord explique que « l’univers merveilleux est régi par un type de conscience englobante, la conscience mythique ». Tout est possible dans ce monde fictionnel, l’apparition de l’étrangeté ne suscitant jamais un questionnement rationnel chez les personnages. Dans l’univers fantastique, au contraire, les acteurs se questionnent quant à la réalité de l’irréel. L’essayiste décortique ainsi le mode de fonctionnement du fantastique : apparition de l’étrange dans la réalité, résistance à l’étrange, résolution tragique ou heureuse par la disparition de l’étrangeté qui laisse cependant des marques dans la réalité. Il situe le réalisme magique à cheval sur le merveilleux et le fantastique : une forme d’étrangeté survient dans la réalité mais les personnages réagissent de manière mythique devant le phénomène. Enfin, la SF « s’articule autour d’un novum, d’une nouveauté relativement ou radicalement différente par rapport à la réalité connue. […] Elle met en place de nouveaux paradigmes de comportement en partant d’un principe de base axé sur l’extrapolation. » En somme, « la SF est une forme de réalisme spéculatif. »
L’essayiste peut maintenant aborder le cœur de son sujet : rendre compte des variétés québécoises de ces genres depuis près de trente ans. Il souligne l’apport important des revues spécialisées Solaris et imagine… à l’émergence de la science-fiction et du fantastique et dégage leur ligne éditoriale respective qui reflète une divergence de vues face au fandom et aux différents types de science-fiction. Il rappelle aussi que dès la fin des années 1960, quelques auteurs du mainstream ont commencé à pratiquer le fantastique et la science-fiction, dont Michel Tremblay, Jacques Benoit et Emmanuel Cocke sur lesquels il s’arrête plus longuement. Puis il consacre quelques pages à l’œuvre de neuf écrivains qui constituent les principaux représentants de cette pratique littéraire, dans le champ général comme dans celui du milieu spécialisé : André Berthiaume, Louis-Philippe Hébert, Jacques Brossard, Aude, Esther Rochon, Élisabeth Vonarburg, André Carpentier, Jean-Pierre April et Daniel Sernine.
Michel Lord explique pourquoi il considère Contretemps d’André Berthiaume et Récits des temps ordinaires de Louis-Philippe Hébert comme des œuvres charnières dans le développement du fantastique et de la SF au Québec. Chez Berthiaume, l’écriture est le résultat de l’assimilation de tendances multiples (surréalisme, humour, réalisme magique) de sorte que son œuvre n’est pas canonique, « car le discours se conforme rarement ou jamais à la logique traditionnelle du genre fantastique ». Quant à Hébert, la spécificité de son œuvre tient, selon l’essayiste, « à sa façon de construire ses récits », ceux-ci relevant moins du narratif que du descriptif. Hébert persiste à formuler ses textes de manière rigoureusement arbitraire, la rigueur étant assurée par la constance du modèle descriptif, et l’arbitraire, par le développement aléatoire qui semble être chez lui une loi.
Abordant l’œuvre de Jacques Brossard, Lord estime qu’elle est marquée à la fois par l’onirisme (qui se développe sans vergogne dans ses textes parfois délirants) et par le politique (qui vient de la formation juridique de l’auteur mais qui se laisse deviner parce que souvent déguisé sous forme de métaphore). Le rêve est également très important chez Aude mais il répond à un autre impératif même si l’irréel, tout comme le réel, n’est pas un espace heureux. La figure fragile de la femme domine cette œuvre et est au centre de sa fantasticité.
Pour faire ressortir les particularités de l’œuvre d’Esther Rochon, Michel Lord examine le discours romanesque à travers le Cycle de Vrénalik et celui des Chroniques infernales. Il remarque une oscillation constante dans son œuvre entre une austérité et une sensualité exemplaires, l’une étant le fait de la nouvellière, l’autre de la romancière. Chez Élisabeth Vonarburg, il considère que la problématique du double est au cœur de son œuvre, mais envisagée selon l’esthétique SF qui permet d’opérer des changements de sexe ou des transformations de son apparence. Il fait un retour sur l’affaire Sabine Verreault (pseudonyme utilisé par Vonarburg pour se faire publier par Jean-Marc Gouanvic), fort révélatrice des préoccupations que l’auteure entretient pour « La Même et l’Autre », titre de sa thèse de doctorat en création.
D’André Carpentier, Lord met en lumière l’invention thématique et formelle qui s’exprime notamment par le mélange des genres : fantastique et SF, fantastique et policier. Qualifiant de critique sociale virulente la SF pratiquée par Jean-Pierre April, il examine quelques cas de figure représentatifs de son œuvre où le réel n’est souvent qu’un simulacre. L’espace québécois y est souvent mis en vedette, mais encore plus l’intimité de l’espace intérieur, car la finalité de la démarche d’April est « d’illustrer le processus complexe de la recherche du sens dans un monde où ce sens est perdu ».
Il termine son panorama en analysant la production fantastique, puis les œuvres de SF de Daniel Sernine. Il note les deux manières fantastiques de l’auteur, la première partie de sa production se situant à mi-chemin entre le genre gothique et le conte traditionnel québécois tandis que la seconde, qui commence en 1990, cherche à s’inscrire dans le Montréal contemporain même si, bien souvent, les thèmes demeurent les mêmes. En SF, c’est le Temps, plus que l’Espace, qui intéresse Sernine, comme en fait foi la thématique principale de ses deux romans pour adultes, Les Méandres du temps et Chronoreg. La finale ambiguë et à double volet de ce dernier roman constitue, aux yeux de Michel Lord, la représentation exemplaire de l’imaginaire de Sernine : « un regard tourné vers le passé, qui alterne avec un regard tourné vers le futur ».
Source : Janelle, Claude, L'ASFFQ 1997, Alire, p. 209-211.