Parution : Orwell a-t-il vu juste ?, Sillery, Presses de l'Université du Québec, 1986, p. 201-213.
Dans son essai d’interprétation religiologique de 1984, Yvon Desrosiers commence par définir la religion comme « […] un système de symboles visant le sacré ». Utilisant la théorie des déplacements du sacré, il voit dans celui-ci « [...] l’objet d’un besoin ou d’une expérience naturelle ou nécessaire à l’être humain ». Desrosiers poursuit sa réflexion théorique alimentée par Eliade, Durand et Durkheim en spécifiant que de ces symboles découlent des mythes (récits) et des rituels (gestes). L’essayiste ayant ainsi établi « [...] qu’il y a religion quand des symboles visant le sacré donnent naissance à des mythes et à des rites », il est prêt à analyser la structure religieuse d’Océania et l’univers religieux de Winston Smith.
Le mythe central d’Océania est évidemment la figure de Big Brother qui symbolise la collectivité, mais aussi le Parti et la Révolution, tous éléments confondus et interchangeables puisque le propre des symboles est de s’emboîter les uns dans les autres. Ce grand mythe repose sur un ensemble de rites : cérémonies quotidiennes et semaine sainte de la Haine, sacrifice rituel biennal, survalorisation de la chasteté et état de guerre perpétuel. Desrosiers considère ce dernier élément comme capital car Girard « [...] propose de voir la violence comme fondatrice et créatrice d’un lien sacré entre ceux qui s’associent pour déposer leur violence sur une victime ».
Par ailleurs, l’univers religieux de Winston, centré sur la personne et le privé, valorise le sentiment, la nature et la nostalgie du passé. Il est fondé sur la croyance inébranlable que l’esprit de l’homme est inaltérable et indomptable. « Cet esprit en quête de la vérité (historique surtout) trouve la preuve de son identité et de sa stabilité indestructible dans la mémoire du passé ». Le récit mythique que se raconte Winston véhicule des images du passé ancestral et du Pays Doré, tout comme les rituels vécus par le héros sont orientés vers la quête d’objets anciens et le contact avec la nature oubliée.
Le roman d’Orwell met donc en présence deux formes opposées de sacré : le privé et le collectif. Desrosiers conclut que le triomphe de l’une ou de l’autre de ces deux formes qui coexistent aujourd’hui ne sera sans doute jamais assuré, alors que 1984 consacre la victoire de la sacralité du collectif.
Source : Janelle, Claude, L'ASFFQ 1986, Le Passeur, p. 158-159.