Parution : Études littéraires, vol. 7, n˚ 1, Québec, 1974, p. 97-107.
Le fantastique, écrit Gaétan Brulotte, repose sur l’ambiguïté, l’irrésolution (de l’énigme comme du lecteur devant celle-ci). Pour entretenir l’équivoque, l’écriture fantastique fait appel à différentes stratégies narratives que l’essayiste passe en revue, exemples à l’appui tirés principalement de l’œuvre de Lovecraft et de Ghelderode. Il cite en premier lieu la règle de référence écartée qui « consiste à rendre la signification incomplète », induisant ainsi « le flottement sémantique du texte fantastique ». Plusieurs procédés ou figures de rhétorique sont utilisés à cette fin : l’emploi de déictiques qui désignent sans définir (la Chose, l’Entité, etc.) ou d’un nom propre qui réfère à un connu factice (Cthulhu, le Horla), le procédé de généralisation qui consiste à accroître l’extension d’un terme, le procédé de singularisation qui, en décrivant l’objet sans l’appeler par son nom, équivaut à une dé-nomination. L’utilisation du si d’intensité (« si monstrueux ») ou l’ajout d’un superlatif à un déterminant vague (« la chose la plus incroyable ») contribue également à cet effet de brouillage du référent.
D’autres techniques propres à l’écriture fantastique font en sorte qu’on décrit sans décrire vraiment. C’est la feinte ou le leurre qui participe de la prétérition, « une figure par laquelle on déclare ne pas parler de quelque chose tout en attirant l’attention sur elle, sous une forme négative ». Autre façon d’infirmer la certitude d’un énoncé : la pratique de l’ignorance (« je ne saurais le dire ») qui introduit une autre loi : la loi d’irresponsabilité de l’énonciation. Le personnage « n’assume pas ce qu’il dit, il ne fait que rapporter les paroles d’un autre ». Ce désengagement du narrateur peut aussi se traduire par la multiplication de phrases interrogatives ou comportant une alternative hypothétique (« était-ce un homme ou un animal ? »). Des phrases inachevées et le recours aux points de suspension (la déléation, en rhétorique) participent au maintien de l’indécision.
Après avoir répertorié la panoplie de stratégies discursives qui s’appliquent à construire un cryptogramme plutôt qu’à favoriser l’accessibilité du sens, Gaétan Brulotte aborde le rapport conflictuel entre le narrateur témoin (le surnarrant) et l’acteur qui vit le drame (le narrant). Très souvent, ces deux fonctions narratives sont réunies en un seul personnage. À travers l’affrontement narrant/surnarrant, le texte fantastique devient le lieu d’un combat entre la voie de la Folie et la voie de la Raison, entre la Transgression et la Censure, entre le Fils et le Père. En somme, on assiste à la lutte du spectre contre le sceptre au cours de laquelle se déploie « toute l’habileté du Fils qui tente de déjouer la surveillance du Père ». Brulotte voit dans cet affrontement une transposition du rapport qu’entretient le fantastique avec la littérature. Relégué par la censure ouverte du Père à la paralittérature, le fantastique est une littérature de cave, littéralement et métaphoriquement, qui exprime l’inconscient et relève du régime nocturne.
Source : Janelle, Claude, Les Années d'éclosion (1970-1978), Alire, 2021, p. 430-431.