Parution : imagine…53, Sainte-Foy, 1990, p. 71-98.
Hélène Colas de la Noue analyse en détail quatre dystopies québécoises produites entre 1963 et 1973 : Surréal 3000 (1963) de Suzanne Martel, Api 2967 (1966) de Robert Gurik, Les Nomades (1967) de Jean Tétreau et Les Tours de Babylone (1972) de Maurice Gagnon. Soulignant que ces œuvres s’inscrivent dans la période de la Révolution tranquille marquée par l’effervescence sociale, le changement et le progrès, elle se penche sur le paradoxe apparent que représentent ces œuvres car pour plusieurs théoriciens (Angenot, Khouri), la dystopie plaide pour le statu quo ou le retour au passé et constitue une « protestation réactionnaire contre le changement d’origine scientifique et technique et contre toute rationalité collective ».
En outre, comme la SF est caractérisée par une « tension vers l’altérité » (Gouanvic) et par la recherche du novum (Bloch, Suvin), la dystopie se situe en opposition avec la SF en critiquant l’utilisation de la science qui, dans la SF, donne accès à l’altérité ou produit cette altérité. Cependant, l’essayiste rappelle que le texte n’est « ni traduction littérale ni reflet du social », qu’il n’y a pas nécessairement correspondance directe entre le texte et le contexte et que chaque lecture est une hypothèse « qui n’épuise pas la réserve des sens possibles du texte ».
C’est guidée par cette conviction qu’Hélène Colas de la Noue se penche sur la représentation des sciences et des technologies dans les quatre dystopies mentionnées plus haut. Les sciences et technologies « conventionnelles » (informatique, énergétique nucléaire et électrique, astronautique, physique, eugénique, art militaire, sciences du langage, psychologie behavioriste) représentées dans ces œuvres constituent un pouvoir qui favorise le contrôle social et la déshumanisation bien plus qu’un facteur important de l’évolution sociale. Les auteurs, estime l’essayiste, misent davantage sur les sciences « parallèles » (architecture conviviale, médecine, télépathie) pour accéder au monde autre désiré même si elles sont souvent le fait de personnages et non de la collectivité et même si « elles ne transforment pas vraiment le monde nouveau auquel elles donnent accès ».
À partir de ce rapport aux sciences, elle identifie trois types de sociétés représentées par ces dystopies : les sociétés dites « techniciennes » où les sciences « conventionnelles » jouent un rôle répressif et sont inadaptées aux besoins des hommes, les sociétés « non techniciennes » qui, en faisant appel aux « sciences parallèles », aspirent à un retour aux valeurs du passé (cette « circularité » particulière à la dystopie que Bakhtine appelle « l’inversion historique ») et les sociétés « autres », jugées dangereuses et menaçantes.
Hélène Colas de la Noue qualifie d’ambiguës ces dystopies québécoises car contrairement aux dystopies classiques, elles ne sont pas closes sur une absence totale d’espoir. En outre, elle y voit une expression d’une tension vers l’altérité dans leur tentative de représenter un monde autre et meilleur que laisse deviner l’au-delà de l’intrigue. De même, le choix, par les auteurs, d’un genre anti-mimétisme manifeste « un certain refus de tenir pour acquises les déterminations socio-historiques existantes ». L’essayiste conclut que ces dystopies, par leurs ambivalences et leurs contradictions, par leur méfiance à l’égard des sciences « conventionnelles », témoignent bien des hésitations idéologiques de la Révolution tranquille. Elle regrette tout simplement que les auteurs n’aient pas saisi l’occasion que leur fournissait le thème de l’anticipation pour accoucher dans la fiction d’un projet social nouveau.
Source : Janelle, Claude, L'ASFFQ 1990, Logiques/Le Passeur, p. 209-210.