Parution : Bienvenue en Utopie, Yverdon-les-Bains (Suisse), Maison d'Ailleurs, 1992, p. 72-79.
Les noms célèbres de l’histoire officielle de l’utopie sont des noms d’hommes et, dans les utopies masculines classiques, la place faite aux femmes est en général analogue à celle qui leur est faite dans le monde des auteurs, conformément ou non aux théories en vogue sur la « nature féminine ». Mais, depuis la fin du XVIIIe siècle et surtout depuis le XIXe siècle, les femmes se sont mises à explorer à leur tour l’utopie, et ce d’autant plus que le féminisme est utopique dans son essence même, par son aspiration à un monde meilleur.
En fait, l’utopie masculine, à bout de souffle, s’était réfugiée dans la science-fiction, et ce sont les femmes qui l’ont sauvée de l’ornière où elle s’enlisait. Particulièrement important à cet égard est le rôle joué par The Left Hand of Darkness (1969), d’Ursula K. Le Guin, qui récidiva quelques années plus tard avec The Dispossessed (1974), dont le sous-titre, « une utopie ambiguë », conviendrait à bien des utopies féminines récentes.
Les utopies féministes remettent en question la mythologie androcentrique et les stéréotypes féminins courants, ainsi que les modèles des années 60 où l’égalité abstraite dans le travail occulte l’inégalité dans les autres secteurs de la vie humaine. Préconisant des valeurs comme l’anarchisme, le respect de l’individu et l’égalitarisme (entre autres), elles mettent en scène trois modèles de société sans subordination d’un sexe à l’autre : la société sans hommes (The Female Man, de Joanna Russ), la société androgyne (Le Guin : The Left Hand of Darkness), et la société bisexuée sans répartition sexuale des rôles (Marge Piercy : Woman at the Edge of Time). À ces modèles s’en ajoute un quatrième, où les femmes règnent sagement mais fermement sur les hommes, et qui relèverait de la péri-utopie plutôt que de l’utopie dans la mesure où il se contente de recouper certains motifs de celle-ci. Or c’est « en explorant le motif de la société sans hommes, ou dont la population masculine est moins nombreuse, que les utopies féministes glissent le plus dans l’ambiguïté et alimentent ainsi une réflexion féconde ».
C’est dans cette perspective qu’Élisabeth Vonarburg examine les récits suivants : The Shore of Women, de Pamela Sargent ; The Gate to Women’s Country, de Sheri Tepper ; Native Tongue et The Judas Rose, de Suzette Haden Elgin ; ainsi que The Cycle of the Wraeththu, de Storm Constantine. Cet examen est l’occasion pour l’auteure de se demander s’il n’y a pas, entre ces auteures et leurs prédécesseures, une différence de génération expliquant l’ambivalence des plus jeunes à l’égard de la « solution séparatiste » préconisée par certaines aînées, et leur rapport au motif de l’érotisme. Les écrivaines plus jeunes reproblématiseraient ainsi l’utopie féministe, qui courait le danger de s’enfermer dans des clichés.
Source : Bouchard, Guy, L'ASFFQ 1992, Alire, p. 236-237.