Alex Bellemare

Thèse de doctorat, Université de Montréal, 2017, 572 pages.

Résumé
Pourquoi la fiction utopique française des XVIIe et XVIIIe siècles s’est-elle incarnée sous la forme d’un récit de voyage imaginaire à la première personne ? Pour la plupart des commentateurs du genre, l’utopie se pense d’abord et surtout sur le plan des idées, des mentalités et des idéologies ; la forme qu’elle adopte, les figures qu’elle déploie, les représentations dont elle est porteuse seraient, au mieux, des accidents de parcours. Notre hypothèse de lecture est tout autre : ces textes intéressent l’historien des représentations précisément parce qu’ils s’articulent sous la forme d’un récit, mettant en tension la subjectivité trouble du voyageur témoin. Par leur construction mêlant le factuel et le fictionnel, ils se situent dans la double perspective du « monde comme fable » et de la « fable comme monde ». Cette dualité définitoire, nous l’étudierons à partir de la notion d’imaginaire géographique : les textes sur lesquels nous nous penchons problématisent en effet les liens entre voyage et langage, territoire et société, mobilité et individu. L’imaginaire géographique que nous analyserons est un processus, une dynamique qui informe la perception du monde et la possibilité de sa représentation : la présente étude s’intéressera, en deux parties, aux figurations de l’espace et aux pratiques spatiales, qui sont autant de médiations entre le voyageur utopique et les lieux qu’il traverse.

Cette thèse de doctorat, dont la démarche hybride histoire des représentations et poétique historique, se fixe l’objectif d’analyser l’imaginaire géographique en fonction de cinq modes de sémiotisation de l’espace, qui constituent autant de chapitres. D’abord, il s’agira d’interroger la fabrique des mondes imaginaires, à travers le pacte utopique du récit de voyage (nommer). Ensuite, nous sonderons les enjeux rhétoriques et poétiques au fondement de la pratique descriptive : comment dire l’ailleurs ? Les façons plurielles de mettre l’expérience viatique en forme définissent un rapport au monde à la fois décalé et critique (décrire). Puis, si les façons de nommer, de décrire et de percevoir l’espace imaginaire sont des défis d’ordre esthétique et culturel, les territoires utopiques sont également éprouvés de façon concrète. Nous démontrerons que le rôle du patrimoine bâti dans les civilisations controuvées est performatif et a valeur de contrat : la société parfaite s’érige et s’institue d’abord dans la pierre (construire). Par ailleurs, l’utopie déploie un certain nombre de lieux emblématiques, où se matérialisent la culture, la mémoire et le pouvoir (territorialiser). Enfin, le voyageur utopique appréhende l’espace en fonction d’une série de filtres : la représentation du corps discipliné, l’imaginaire de la mobilité et le ressassement de la bibliothèque sont autant de moyens de mettre une distance entre le monde et son expérience (imaginer). C’est ce moment « géographique » de l’histoire de la fiction utopique que cette thèse restitue et analyse.

Table des matières
Résumé i
Abstract ii
Table des matière iii
Remerciements ix
Liste des abréviations x

INTRODUCTION
Le monde est une fable 1
La fabrique de l’espace 5
Cartographie de l’utopie 8
I. L’écriture de l’espace 17
La crise de la conscience spatiale 20
Territoires de la géographie : discours, représentations, imaginaires 22
II. L’utopie, un genre utopique ? 29
Les mots et les choses 30
Figures et formes de l’utopie 41
III. L’espace, mode d’emploi 46
États des lieux 48
Herméneutique des espaces fictionnels 51
IV. Division du travail 55

PREMIÈRE PARTIE : FIGURATIONS DE L'ESPACE. POÉTIQUE ET IMAGINAIRE DU LIEU 
Introduction générale 60
Chapitre 1. Nommer
Pratiques géographiques et dispositifs de la découverte
Introduction 63
1.1 Se localiser 64
1.1.1 Le pacte utopique 65
1.1.1.1 Le vraisemblable géographique 66
1.1.1.2 (Petite) poétique dispositive 70
1.1.1.3 L’usage des marges : notes, tables, titres 74
1.1.2 Ancrages. Référents et figurations géographiques 78
1.1.2.1 « Les bornes de l’imagination » 82
1.1.3 Le mythe austral 84
1.1.4 « Où suis-je ? » 89
1.1.4.1 L’évitement 90
1.1.4.2 La surenchère 93
1.2 Nom de pays : nulle part 95
1.2.1 Quand dire, c’est être 100
1.2.2 Vertiges toponymiques 105
1.2.3 Les silences de la carte 111
1.3 Poétiques de la découverte 119
1.3.1 Figures de voyageurs. Le triple discours de la découverte 119
1.3.2 Discours de la possession 123
1.3.2.1 Économies de la découverte 124
1.3.2.2 Espionnage géopolitique : commerce, guerre, impérialisme 125
1.3.3 Pratiques géographiques 127

Chapitre 2. Décrire
Stratégies descriptives et rhétorique de l’exotique
Introduction 132
2.1 Décrire 136
2.1.1 Économie narrative et description 138
2.1.1.1 Description et art poétique 143
2.1.2 Décrire ou ne pas décrire les terræ incognitæ 149
2.1.2.1 La description avortée 150
2.1.3 La description analogique 156
2.1.3.1.La comparaison à double sens 158
2.1.3.2 Le mode de pensée analogique 160
2.1.4 La description narrativisée 167
2.1.4.1 Expérience et mobilité 171
2.2 Poétiques du regard 174
2.2.1 Perspectives et dispositifs visuels 177
2.2.2 Effets de distances 181
2.2.2.1 Poétique du cosmos 184
2.2.3 L’ordre de l’invisible 192
2.2.3.1 Les régimes discursifs du voir 194
2.2.3.2 Mélancolies et ruines de l’histoire  197
2.3 La curiosité viatique 203
2.3.1 La culture de la curiosité 204
2.3.1.1 Les lecteurs curieux 207
2.3.2 Effets de curiosité : discontinu, ellipse, hétérogène 215
2.3.2.1 Curiosa et chapitration 216
2.4 Conclusion partielle : le monde du langage 227

DEUXIÈME PARTIE : PRATIQUES SPATIALES. ESTHÉTIQUE DU BÂTI ET CONFIGURATIONS DE L'ESPACE
Introduction générale 230
Chapitre 3. Construire
Le contrat spatial
Introduction 236
3.1 Le (dé)centrement utopique 237
3.1.1 Topographies utopiques : insularité, nature, contrôle 237
3.1.1.1 La nature-architecte 241
3.1.1.2 Le contrôle de la nature : façonnage et pouvoir 245
3.1.2 Imaginaire climatique et tempérament social 248
3.1.2.1 Le déterminisme géographique : savoir, pouvoir, conquête 255
3.1.2.2 L’environnement-miroir 260
3.1.3 Cosmogonies utopiques 263
3.1.3.1 La partie et le tout : temporalité et emboîtement du cosmos 265
3.1.3.2 La mécanique de la création 269
3.2 Imaginaires de la frontière 271
3.2.1 En dehors : les lisières de l’utopie 272
3.2.1.1 Traversées, passages, seuils 273
3.2.1.2 Transgression et franchissement des limites 276
3.2.1.3 Géopolitique religieuse : retraite, confinement, exil 279
3.2.2 En creux : les lieux du dessous et de l’au-delà 283
3.2.2.1 Poétique de l’élévation : marginalité, persécution, apesanteur 284
3.2.2.2 Les souterrains. Entre descente aux enfers et purification 288
3.2.2.3 La caverne, rite de passage 293
3.2.3 En dedans, ou la rationalité urbaine 297
3.2.3.1 La nationalisation rationnelle du territoire 298
3.2.3.2 La ville recomposée 303
3.3 Géopolitique de la distanciation 308
3.3.1 Les guerres utopiques 308
3.3.1.1 La guerre comme purification 309
3.3.1.2 L’imaginaire (burlesque) de la guerre 312
3.3.1.3 L’institution (guerrière) de l’utopie 314
3.3.2 Clivages territoriaux 316
3.3.2.1 Villes et campagnes 316
3.3.2.2 Centre et périphérie 318

Chapitre 4. Territorialiser
L’ordre matériel de l’utopie
Introduction 320
4.1 Lieux de culture 321
4.1.1 Espaces festifs. Pratiques et usages de la fête utopique 321
4.1.1.1 La nation figurée 324
4.1.1.2 La fête comme tremblement de l’ordre utopique 332
4.1.2 Esthétiques du jardin 336
4.1.2.1 Le jardin, espace de représentation 340
4.1.2.2 Le jardin comme embrayeur narratif 343
4.1.3 Se retirer du monde 347
4.1.3.1 Culture de l’oisiveté et retraite involontaire du monde 347
4.1.3.2 « Nos bibliothèques unies comme nos esprits » 352
4.2 Lieux de mémoire 359
4.2.1 Architecture et temporalité 360
4.2.1.1 L’architecture-mémoire 364
4.2.2 Les rites funéraires. Espaces de la mort et lieux de sépulture 370
4.2.2.1 Figures de l’au-delà 371
4.2.2.2 Morts et métamorphoses : la circulation de la matière 376
4.2.3 Le portrait et la mémoire encadrée 381
4.2.3.1 La mémoire-ruine : répétition, oubli, fixation 381
4.2.3.2 Le portrait mondain, ou comment spatialiser l’instant 385
4.2.3.3 Topographie et typologie. La pathologie du portrait 391
4.3 Lieux de pouvoir 397
4.3.1 L’architecture politique 400
4.3.1.1 Formes et passages : le palais utopique 400
4.3.1.2 Le pouvoir du lieu : matérialité, mobilité 405
4.3.2 Lieux saints : entre révélation et dissimulation 407
4.3.2.1 L’architecture parlante. Mystification et imposture politique 408
4.3.2.2 Voir pour croire 415

Chapitre 5. Imaginer
Les interfaces de l’utopie
Introduction 418
5.1 Le corps utopique 419
5.1.1 La loi et l’ordre 420
5.1.1.1 Pratiques punitives et châtiments publics 424
5.1.1.2 Réversibilité judiciaire 427
5.1.1.3 Le marquage infamant du corps. La peau-miroir du criminel 430
5.1.2 La société du paraître 433
5.1.2.1 La nudité et l’état de sauvagerie 435
5.1.2.2 Hermaphrodisme et monstruosité 438
5.1.2.3 Le vêtement : classer, distinguer, marquer 448
5.1.2.4 Quand l’habit fait la métaphore 451
5.2 Identités mobiles 453
5.2.1 Migrations 455
5.2.1.1 Errances 456
5.2.1.2 « Nil admirari » 463
5.2.1.3 Naufrages 466
5.2.2 Haltes 472
5.2.2.1 Combats 472
5.2.2.2 Prisons 477
5.3 Le livre du monde 482
5.3.1 La bibliothèque itinérante 482
5.3.1.1 L’amplification 484
5.3.1.2 Le décalage 490
5.3.2 Réécrire le monde 495
5.3.2.1 La déformation 496
5.3.2.2 La fable 505
5.3.2.3 L’identification romanesque 509

CONCLUSION : MONDES FICTIONNELS ET MONDES POSSIBLES
Figurations du livre 514
Le temps de l’espace 524
Bibliographie 530