Thèse de doctorat, Université du Québec à Montréal, 2012, 515 pages.
Résumé
De Mary Shelley à H. G. Wells, plusieurs auteurs du XIXe siècle furent les témoins privilégiés d'importantes métamorphoses que l'Occident subit sous l'impulsion d'une science en plein développement. Les craintes suscitées par certaines avancées spectaculaires – celles de Lyell en géologie ou de Darwin en biologie, par exemple – combinées à l'entêtement des positivistes à vouloir faire de la science la solution à tous les maux se cristallisèrent autour d'une figure littéraire : le savant fou. Au cœur de l'imaginaire scientifique, elle se construisit comme une « constellation de signes », qui s'organisèrent graduellement, au fil des textes : des fragments mythiques (Prométhée, Faust, le Minotaure), des intertextes (Gulliver's Travels, les alchimistes), des lieux (île, laboratoire, ville), des expériences (création de vies artificielles, de substances chimiques, transformations), des personnages (créatures hybrides, savant-témoin), etc. La convergence de ces signes permit ainsi à la fiction d'aborder la question cruciale de l'éthique de la science.
Depuis Frankenstein; or, The Modern Prometheus (1818) de Mary Shelley, jusqu'à The Island of Dr Moreau (1896) de H. G. Wells, en passant par The Strange Case of Dr Jekyll and Mr Hyde(1886) de Robert Louis Stevenson, le savant fou incarnait certaines peurs collectives vis-à-vis de la place que la science occupait désormais dans la société et dans la vie quotidienne, le pouvoir qu'elle conférait à des individus dont l'isolement et les pulsions épistémiques ne pouvaient que les rendre inquiétants. Encore bien présent dans la littérature de la première moitié du XXe siècle, s'inscrivant dans une certaine continuité, c'est à partir de 1945 que le savant fou subit d'importantes transformations. Celles-ci sont tributaires d'un changement radical dans l'imaginaire social autour de l'éthique du scientifique, qui n'est plus perçue de la même façon après les expériences des médecins nazis et la construction de la bombe nucléaire par des physiciens pacifistes. Désormais, les savants ne travaillent plus dans l'isolement, hors d'une communauté qui les aurait rejetés, mais participent plutôt à une institution scientifique qui s'organise en larges communautés déresponsabilisantes et idéologiques.
Dans cette thèse sont donc mises en évidence les constances et variations de cette figure par l'analyse de romans publiés depuis 1948 grâce aux approches textuelles proposées par la sociocritique et l'épistémocritique. Ces romans – américains, anglais, français ou canadiens – ont la caractéristique commune de mettre en scène un personnage de savant fou central, mais surtout une réflexion éthique sur sa pratique.
Ainsi, Boris Vian, dans Et on tuera tous les affreux (1948), crée un savant fou eugéniste et esthète, Markus Schutz, qui sévit sur les côtes californiennes et révèle, par le fait même, que cette pseudoscience idéologique a connu des heures de gloire bien au-delà des limites du IIIe Reich. Toutefois, ce dernier n'est évidemment pas en reste. En témoignent les nombreux romans qui fictionnalisent le personnage historique de Josef Mengele, le chirurgien tortionnaire d'Auschwitz : notamment, The Boys From Brazil (1976) d'Ira Levin, The Climate of Hell (1978) d'Herbert Lieberman et Pain Killers (2009) de Jerry Stahl, trois romans policiers américains qui se proposent d'imaginer le sort du célèbre médecin nazi après la guerre.
Mais le séisme qui ébranle l'éthique scientifique en 1945 ne se limite pas à la science nazie, puisque, du côté des alliés, c'est à la première bombe nucléaire que les savants travaillent alors. Dans Cat's Cradle (1963), Kurt Vonnegut, à travers son personnage de Felix Hoenikker, un collaborateur au projet Manhattan et l'inventeur de la glace-neuf, s'interroge sur les dangers de l'innocence lorsqu'elle devient de l'inconscience et conduit à une réaction en chaîne apocalyptique.
Puis, quelque vingt ans plus tard, l'imaginaire de la fln continue à alimenter les fictions de savants fous. Brian Aldiss, dans son roman transflctionnel Moreau's Other Island (1980), met en scène Mortimer Dart, un thalidomien qui s'inspire des animaux humanisés de Moreau pour fabriquer des posthumains appelés à remplacer l'homme en cas de guerre nucléaire. Finalement, Margaret Atwood inscrit également son roman Oryx and Crake (2003) dans un régime apocalyptique et posthumain, mais la guerre froide et ses menaces nucléaires ont cédé la place aux sectes écologistes radicales et néomalthusianistes, aux virus et aux OGM. Son personnage de Crake et l'institution scientifique dominée par des impératifs économiques dans laquelle il évolue reflètent à merveille les préoccupations contemporaines à l'égard d'une science dont les développements spectaculaires n'ont d'égal que les inquiétudes qu'elle suscite.