À propos de cette édition
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J'éprouve toujours une certaine crainte à ouvrir le recueil d'un auteur qui m'est tout à fait inconnu. D'une part parce que j'ai comme principe de toujours lire jusqu'à la dernière page le livre que je commence et, d'autre part, j'ai peine à croire qu'un bon auteur ne se laisse pas tenter de publier ici et là une nouvelle ou deux, histoire de tâter le terrain, histoire de tromper la longue attente qui suit les premiers textes terminés. C'est donc avec ces réticences que j'ai ouvert L'Amateur d'art.
J'ai été surpris dès la première nouvelle. « La Double Vie de Juan Abatiello », après une courte introduction qui me fit craindre le pire, s'avéra être un texte de grande qualité, tant par la mise en place d'un imaginaire original que par une écriture fort bien maîtrisée. Charmé, je poursuivis ma lecture avec « Nécrologie », «La Loterie » et, sans m'en apercevoir, je dévorai le recueil au complet, surpris par la table des matières qui vint tout à coup m'arracher à un univers fantastique où tout est propice au basculement de la réalité.
Les douze nouvelles de L'Amateur d'art forment un tout bien ficelé, sans véritable faiblesse. Si certains maillons de cette suite fantastique dénotent une thématique un peu usée, et je parle ici surtout du décalage temporel qui affecte Jessica Biehl dans « Nécrologie » ou de cette horloge qui rythme la vie de Charlotte dans « La Vieille Horloge », l'angle d'attaque proposée par l'auteure vient sauver la situation en apportant de l'intérêt là où un écrivain moins habile n'aurait su que distiller l'ennui. Ainsi Jessica Biehl vole la vedette dans la nouvelle où elle prend vie, grâce à sa détermination sympathique de vieille dame à qui on ne la fait pas. Et quand même l'angle d'attaque apparaît comme resucé, c'est la dynamique de l'écriture qui vient à la rescousse, syncopant et fouettant quelque peu l'ennui que tend à secréter Charlotte et sa vieille pendule.
Si tous les textes sont de bonne qualité, deux en particulier se distinguent nettement. Tout d'abord « La Double Vie de Juan Abatiello ». Malgré cette introduction qui m'a laissé perplexe au premier abord, ce texte aux résonances typiquement sud-américaines rend fort bien l'image d'un peuple pauvre mais fier, composé de gens comme ce Juan Abatiello qui cherche honnêtement à s'en sortir. Je vois aussi dans cette nouvelle une volonté de comparaison entre la mansuétude de certaines gens d'une époque révolue vis-à-vis les peuples défavorisés et la charité intéressée pratiquée de nos jours envers ceux-ci. Ce Pullman désaffecté qui permettra à Juan de gagner honnêtement sa vie pendant plus de trente-cinq ans et sa triste fin chez le ferrailleur m'est apparu comme un signe des temps, comme une rupture assez inquiétante avec ce passé qui a su nourrir la famille de Juan Abatiello.
Et puis « La Peau », remarquable histoire d'un petit tailleur sans histoire qui a le don de confectionner des habits qui révèlent à tous votre âme. Sachant tout au long du récit préserver la chute finale, Carmen Marois en profite pour nous parler des bonheurs et malheurs de la vie dans une petite ville sans histoire. Le portrait est clair, limpide, attachant, les gens ni meilleurs ni plus mauvais que dans une autre ville, et pourtant il y règne l'harmonie la plus complète grâce au remarquable don du tailleur. Quand survient l'affaire de l'avocat Jenkins, tous sont atterrés. Même le vieux tailleur Abraham Apfelbaum. En plus de l'originalité de l'idée et de son traitement, c'est bien dans les sentiments des gens qu'elle met en scène que cette nouvelle se distingue. Car loin de déchaîner à la toute fin la haine des bonnes gens sur le méchant dévoilé, c'est le mal qui habite l'ancien nazi qui provoque sa fin atroce et non la vengeance d'Apfelbaum. Une belle démonstration de justice divine.
Il faudrait parler aussi en détail d'autres nouvelles, comme « La Règle du jeu », mettant en scène un fantastique tirant sur le gore, mélange de folie et de pure terreur contemporaine, ou « Victoria Hôtel », courte nouvelle à chute qui exploite les superpositions de différents plans temporels, autre piège pour les simples mortels accaparés par leurs affaires.
Oscillant entre un fantastique nostalgique comme dans « Le Cerceau rouge », « Quatuor » ou « Ragtime », et un fantastique plus moderne, plus axé sur la peur et le quotidien avec « La Loterie », « L'Amateur d'art » et « Une vie de chien », montrant des facilités d'écriture déjà judicieusement employées, Carmen Marois s'affirme comme une des figures à suivre dans les années à venir. [JPw]
- Source : L'ASFFQ 1985, Le Passeur, p. 73-76.
Références
- Boivin, Aurélien, Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec VII, p. 31-32.
- Janelle, Claude, Solaris 62, p. 12-13.
- Lacroix, Pierre, Carfax 8, p. 12 et 15.
- Lévesque, Gaëtan, XYZ 3, p. 73-74.
- Mativat, Daniel, imagine… 37, p. 128-129.
- Paquette, Guy, Pandorre 1, p. 26.