À propos de cette édition
Résumé/Sommaire
Lorsque la migration à travers la savane sera terminée, Guito, jeune membre de la horde des Kalahoumes, des anthropoïdes encore plus près des singes à bien des égards, subira l’épreuve rituelle de la parolade. Dans l’attente de cette initiation, Guito apprend les rudiments de l’art du récit et s’entraîne en décrivant les rituels de sa horde et les sous-groupes qui la composent, les évènements qui en ont marqué l’histoire. Il nous apprend ainsi que les chefs se sont longtemps succédé dans la horde des Kalahoumes, dominant toutes les femelles, mais un jour, un mâle nommé Venlao, plus aventureux et indépendant que les autres, entreprit la traversée du désert.
Après plusieurs tentatives, il parvint à convaincre une partie de la horde de quitter la savane de moins en moins fertile, pour le suivre de l’autre côté, où se trouve une vallée bordée de fleuves. Plusieurs membres de l’expédition périrent durant le voyage et la compétition fut féroce entre les groupes d’hominidés, notamment les Gondalokis et les Slamukis, sur le nouveau territoire, mais Venlao parvint néanmoins à établir une nouvelle horde, les Kalahoumides, qui continuèrent à entretenir certaines relations avec la horde maternelle, envoyant des émissaires moins poilus, plus bipèdes et bien plus astucieux. Un de ces émissaires est Salaloudi, le seul survivant de son groupe, qui devint le paroleur aveugle des Kalahoumes.
Les relations furent toutefois difficiles, des émissaires furent tués et la horde filiale se vengea en attaquant la horde mère, à coup de flèches, enlevant les femelles. Lorsque les Kalahoumes envoyèrent une expédition et récupérèrent leurs femelles, ils les exécutèrent toutes, sauf une, qui s’était rebellée contre ses ravisseurs : Vikéa, enceinte d’un enfant hybride, qui deviendra le Grand-Bao. Bien qu’il marcha tardivement et n’eut presque pas de poil, Bao prit une place centrale dans l’avenir de la horde.
Lorsque Guito atteignit douze ans, la horde amorça sa migration annuelle. En tant qu’adolescent, il ne pouvait s’approcher des femelles et devait guetter pour protéger la horde. Après quelques jours, un guépard attaqua ; puis Vikéa disparut, forçant Bao à défier le chef, qui voulait l’abandonner. Au moment où Vikéa réapparut, une vraie menace pointa : une horde d’hommes-singes, les Slamukis, envahit leur territoire. Bao-Gao-Wiliu-Siliu partirent en expédition pour éliminer le danger. Leur périple fut long, marqué par des attaques et le passage difficile d’une grotte, mais Bao-Gao ramenèrent à la horde des femelles libérées des Slamukis. Ceux-ci attaquèrent la horde qui parvint à se défendre grâce à l’assistance des Kalahoumides et des Gondalokis, qui voulaient mettre fin aux attaques des Slamukis. Les trois hordes s’unirent finalement derrière Grand-Bao et Guito, blessé en sauvant son père, devint le paroleur pacificateur de la triple horde.
Commentaires
Dans la tradition des romans préhistoriques de Rosny aîné (La Guerre du feu) ou de William Golding (The Inheritors), ce roman de Gérard Bessette se distingue surtout par son innovation langagière et narrative. Dans son texte de présentation placé en exergue, il explique la construction morphologique de ses néologismes et leur signification sociale dans le texte. Par exemple, la terminaison des noms propres désigne la tranche d’âge des personnages, leur nom changeant en vieillissant.
Mais les innovations de Bessette ne se limitent pas à si peu : il utilise aussi les parenthèses pour souligner le fonctionnement du discours intérieur et la construction de son sujet lexical. Par exemple, dès la première page, Guito explique : « Nous avançons lentement dans la savane immense (dit Guito se dit Guito moi Guito je me dis). » En fait, Guito, jeune mâle, cherche sa voix puisqu’il se pose comme narrateur, mais il apprend les rouages de cette fonction (sociale et textuelle) grâce aux leçons de ses maîtres expérimentés. D’ailleurs, ces traces de l’instabilité de la voix narrative entre parenthèses tendent à disparaître progressivement au fil du texte, alors que le jeune Guito acquiert de l’assurance et de l’expérience. Les plus rares parenthèses remplacent alors simplement les appositions entre virgules.
L’autre innovation est l’utilisation de traits d’union pour construire et qualifier les personnages. Ils sont utilisés de plusieurs manières : pour créer des entités multiples (plusieurs prénoms sont unis par un trait d’union et forment un sujet collectif), pour qualifier un sujet unique (ces qualificatifs peuvent varier pour la même personne dans le même paragraphe en fonction des qualités que le narrateur veut mettre en évidence), pour marquer qu’un personnage est en transition entre deux groupes d’âge (les deux noms, le plus jeune et le plus âgé, sont joints).
Au-delà des innovations purement linguistiques ou typographiques, ce qui est intéressant ce sont les réflexions sur la narration. Le début du roman, où le narrateur reçoit des leçons, s’apparente à un exercice de darwinisme littéraire, cette approche qui étudie les raisons évolutives pour lesquelles nous aurions développé le goût des récits et donc de la littérature. Par exemple, Salaloudi explique au jeune Guito qu’il doit remonter plus loin en arrière pour raconter son histoire : « Tu devrais partir de plus loin, ô jeune Guito inexpérimenté. Autrement la horde ne te suivra pas, elle ne se réchauffera pas à ta parolade… » Puis, c’est sa précision et la place du narrateur dans son récit qui sont questionnées : « – Durant ta nuit de garde, ô Guito oublieux, […] tu ne savais pas qu’il faudrait à la horde une demi-lunache pour atteindre la caverne-aux-sycomores. – Non, répondit Guito (moi Guito je répondis), je ne le savais pas et j’ai eu tort de plonger dans le ventre du futur. – Tu as eu tort de plonger en toi-même pour paroler ton émoi […], car le paroleur parolant à la horde ne doit pas parler de lui-même sauf à l’orée de son discours. »
Ce roman métafictionnel est en fait un long récit d’apprentissage, mais, de manière tout à fait originale, c’est à une initiation à la narration que l’on assiste. Alors que le récit progresse, le jeune Guito intègre de plus en plus souvent la voix des autres, de même que leur pensée, leur rêve, leur fantasme. Les récits et les consciences de la horde finissent ainsi par se lier dans le texte, très moderne à cet égard, alors que Guito devient la voix de la collectivité. S’il s’agit d’une très bonne idée, souvent bien menée, il y a toutefois une certaine discordance entre le niveau d’évolution du groupe d’humanoïdes et la sophistication du vocabulaire et de la structure narrative du récit. Il devient assez rapidement difficile de croire qu’un groupe d’individus aussi primitifs peut produire un discours aussi complexe.
Aussi, si l’expérimentation est franchement intéressante et stimulante, elle s’essouffle malheureusement assez rapidement devant la simplicité et la redondance des aventures racontées – une marque générique sur la couverture indique d’ailleurs « roman d’aventure(s) » –, mais surtout la pauvreté psychologique des personnages esquissés. Ils sont parfois assez complexes, mais le narrateur, en tant que simple relais narratif des différents évènements marquants de l’histoire de son groupe, finit par ne raconter que les grands traits des aventures de ceux qui l’ont précédé, ne faisant qu’esquisser des personnages pourtant prometteurs. Par exemple, Guito nous raconte en moult détails les aventures de Venlao, qui entreprend l’ardue traversée du désert, mais ne nous raconte jamais la vie de la horde qu’il fonde de l’autre côté. Or, il a pourtant accès à cette histoire, puisque son maître faisait partie de cette horde.
L’autre élément qui fait que le récit finit par devenir lassant est que l’auteur tente de rester le plus près possible des véritables préoccupations supposées des anthropoïdes. Si cela peut sembler une bonne idée, ça soulève surtout un paradoxe récurrent en science-fiction : l’impossible représentation de l’altérité radicale, le narrateur (le jeune anthropoïde) et le narrataire (le lecteur contemporain que nous sommes) ayant des expériences de vie trop radicalement différentes pour se comprendre. Ainsi, la grande majorité du livre s’attarde à décrire dans le détail des jeunes garçons et des mâles plus matures qui violent (selon nos critères actuels) des femelles réduites à leurs organes génitaux (nom, qualité, action, à tout moment) sans la moindre trace de questionnement ou de mise en perspective – à un seul moment, un groupe rival décide de demander l’accord des femelles.
Sans doute est-ce réaliste, mais l’accumulation de ces épisodes montre à quel point, pour le lecteur contemporain, le processus d’identification est difficile avec des personnages moralement et culturellement si différents : comment s’attacher à un jeune garçon qui observe une séance de torture qui tourne en viol collectif et y voit une chose normale et non problématique ? Bien sûr, d’innombrables romans réalistes nous confrontent à des personnages moralement répugnants, commettant des actes inacceptables ou vivant dans des sociétés dont les mœurs heurtent profondément notre sensibilité morale, mais ces romans visent généralement à vouloir comprendre – généralement sans y arriver – comment des humains peuvent se comporter ainsi. Montrant la construction problématique d’une psyché malade ou l’enchaînement d’évènements qui mènent une société au dérapage, mais ici, nous ne sommes ni dans la psychologie, ni dans la sociologie, mais plutôt dans un relativisme culturel qui dépasse parfois les limites du tolérable. Cela n’est jamais décrit comme les horreurs de la guerre ou une situation d’exception, mais comme les us et coutumes d’un gentil clan d’hommes primitifs.
Malgré ces réserves, le roman aborde un aspect intéressant de l’époque préhistorique : l’Homo sapiens n’était pas le seul hominidé sur terre. L’histoire humaine est centrée sur l’unicité de l’homme, sa place unique et centrale dans la nature ; or, il n’en a pas toujours été ainsi. La compétition avec d’autres espèces similaires a déjà fait partie de notre existence, et aussi récemment qu’il y a 30 000 ans. La cohabitation – le plus souvent très difficile – entre des groupes et des individus à la physiologie bien plus différente que les variations minimes qui séparent actuellement les races humaines sur terre devient donc un enjeu majeur. Par exemple, les individus faisant partie du groupe central du roman (la horde des Kalahoumes) sont souvent décrits en terme de poils, de museau, de gueule et de déplacement sur trois pattes, mais il est également question de hordes d’hommes-singes, bien plus agressives – et donc primitives – d’un côté, et d’une horde d’individus sans poil, aux jambes longues, aux bras courts et au développement tardif, sans doute bien plus semblables aux humains modernes.
Cette cohabitation entre des espèces différentes est bien sûr un trope récurrent en science-fiction, qu’il s’agisse d’extraterrestres, de mutants, de posthumains ou de robots, mais replacer cet enjeu dans le contexte de l’homme primitif permet de soulever certaines questions fondamentales sur la nature humaine : notre culture, notre identité en tant qu’espèce serait-elle fondée, dès le départ, sur l’exclusion de tout autre ? La perception que nous avons de nous-mêmes dépend-elle absolument d’une certaine singularité ? [ED]
Références
- Allard, Jacques, Le Devoir, 11/12-03-2000, p. D5.
- Charlebois, Madeleine, Dictionnaire des écrits de l'Ontario français, p. 44-45.
- Gouanvic, Jean-Marc, imagine… 3, p. 107-110.
- Janelle, Claude, Solaris 28, p. 15.
- Whitfield, Agnès, Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec VI, p. 30-32.