À propos de cette édition
Résumé/Sommaire
Dans une Londres contemporaine, une jeune voyageuse en quête de sensations fortes se languit à son hôtel, trouvant son périple banal et fade. Pendant qu’elle cherche en vain comment pimenter la soirée de pleine lune qui s’annonce, son regard croise celui d’un homme au charme énigmatique et elle bascule alors dans un océan d’émotions paradoxales et incontrôlées. Sans dire un mot, l’inconnu, qui se présentera ensuite comme « le loup-garou de Londres », l’entraînera dans une aventure qui l’amènera à explorer sa propre animalité et la laissera, à la fin de la nuit, haletante de terreur et de désir.
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Aujourd’hui, la figure du loup-garou est devenue un cliché de la littérature fantastique. Peu nombreux sont les auteurs qui réussissent à renouveler ce dernier de façon satisfaisante aux yeux d’un lectorat un peu blasé. Cependant, Natasha Beaulieu est une écrivaine à part : évoluant dans certains milieux underground de la ville de Montréal, elle s’intéresse tout particulièrement, dans ses œuvres, au rapport dominant-dominé : l’équilibre fragile qui doit exister entre ces deux concepts pour qu’une relation (et une sexualité) puisse s’épanouir semble la fasciner, et elle en explore toute la complexité grâce à ses personnages, faisant de ses récits une sorte de « laboratoire des rapports humains ».
Dans cette nouvelle, cet équilibre se manifeste par un savant mélange de rébellion et d’abandon chez la protagoniste : « Les émotions se confondaient en moi. Colère. Attirance. Humiliation. Désir. Mais je peux dire que c’est la colère qui l’emportait. J’avais l’impression d’être un volcan sur le point de cracher tout son intérieur ». Ainsi, la jeune femme se pose à la fois en victime et en prédatrice ; c’est ce qui attire d’ailleurs l’attention du mystérieux inconnu : la bête reconnaît la bête. C’est de cette secrète et complexe alchimie entre l’abandon et le contrôle que naît ici le désir, et c’est uniquement dans ces conditions que la sensualité du personnage féminin peut se déployer dans toute sa splendeur.
Tout l’intérêt de l’écriture de Natasha Beaulieu tient dans cette capacité qu’elle a de créer une atmosphère mystérieuse et feutrée, propice à l’expansion d’un érotisme palpable. Comment s’y prend-elle ? On doit ici souligner l’importance capitale du regard dans toutes ses histoires. Ce regard tétanise, gouverne, fait perdre tous ses moyens. Pouvoir et fascination sont à l’œuvre : « J’ai eu l’impression que des milliers d’aiguilles s’enfonçaient partout dans ma peau. J’ai voulu fermer les yeux. Je n’ai même pas réussi à cligner des paupières. […] Lui, en face, n’a fait qu’ébaucher un sourire ». Par ailleurs, nul besoin de mots pour pénétrer l’âme de l’autre : les personnages s’observent intensément, mais ne se parlent pratiquement pas.
Le loup-garou symbolise avant tout un retour à l’essence animale chez l’humain, la bestialité liée à la pulsion de reproduction étant réfrénée dans la société actuelle, constamment en quête de perfection et de maîtrise de soi. Dans la civilisation bien réglée, la nature humaine fait peur, mais elle ne peut, en tout état de cause, être complètement inhibée et échappe à son contrôle de différentes manières ; la figure lycanthropique reflète de façon évidente ce phénomène : « […] le loup-garou est l’objet d’une métamorphose incomplète, inachevée du corps, reposant sur une hybridité persistante. […] La métamorphose […] facilit[e] […] un dépassement de la condition humaine pour atteindre un état animal. Aussi, le loup-garou est-il la métaphore de l’instinct animal et de l’agressivité humaine, déchiré entre le besoin primitif d’extérioriser ses pulsions individuelles et la nécessité de revêtir un habit social afin de se fondre dans la société. […] De la sorte, le loup-garou [est] le maillon intermédiaire entre l’être indompté et l’individu domestiqué, entre l’animalité et la civilisation, entre l’état de nature et l’état de culture » (Aude Ronvel, Le Loup-garou dans la littérature contemporaine, Paris, Publibook, 2011). Bien entendu, la notion de métamorphose permet d’aborder la thématique de l’identité profonde, tant sur le plan conscient qu’inconscient. Ainsi, le « loup-garou de Londres » n’est pas le seul à subir une transformation dans la nouvelle de Beaulieu : « Quand je me suis regardée dans la glace, on aurait dit que c’était une autre femme qui me contemplait. Et ça m’a plu. […] J’avais l’impression de m’être métamorphosée en démone ». Au contact de l’Autre, la jeune femme rencontre son ombre – l’ombre est un des archétypes de la psyché que décrit Carl Gustav Jung dans son ouvrage L’Âme et la vie –, une part d’elle-même libre, débridée et jusqu’alors ignorée.
Par conséquent, la figure littéraire fantastique du lycanthrope reflète le désir de connecter avec la part la plus primitive de son être (comme le met en évidence la dédicace : À toi, cher Loup-Garou), cette part de soi qui terrorise et fascine en même temps, puisque la proximité de la mort fait paradoxalement en sorte qu’on se sente en vie : « J’ai ensuite ouvert la télévision. […] J’ai monté le volume à tue-tête. Je me suis déshabillée et j’ai lancé mes vêtements n’importe où. En vraie furie ». La nouvelle de Beaulieu se fonde donc sur l’alternance entre la terreur et l’érotisme, l’Éros et le Thanatos : « J’ai entendu le premier grognement. Dans mon cou. Contre mon oreille. Mon corps s’est mis à trembler. J’ai cessé de respirer. Le grognement s’est promené. A fait le tour de mon cou. Lentement. Très lentement. Il s’est attardé sur ma nuque. S’est mêlé à mes cheveux. […] Puis, plus rien pendant de longues minutes. J’avais envie de hurler. Un appel. Lui dire de revenir. De ne pas m’abandonner. Pas tout de suite ». Les émotions violentes et paradoxales qui étreignent ici la jeune femme mettent en lumière le caractère à la fois déstabilisant et envoûtant de la découverte de l’animalité en soi.
Comme c’est souvent le cas dans les écrits de Natasha Beaulieu, la fin de cette nouvelle est marquée par l’ambivalence – ambivalence de la bête, à la fois associée à la férocité et à la douceur (« La pointe de ses crocs s’enfonçait à peine dans ma chair blanche. La fourrure me donnait l’impression d’une immense caresse ») –, mais également par le fait que le mystère demeure entier, intrigant, lancinant, le désir restant cruellement inassouvi. Ainsi, le lecteur est habilement entraîné par l’auteure dans le violent crescendo du désir qui envahit sa protagoniste, et demeure, à la fin, tout émoustillé et pantelant, au seuil du fantastique, sans trop savoir ce qui vient de lui arriver et rêvant d’une suite improbable à cette histoire très réussie puisqu’inachevée. [JBC]
- Source : L'ASFFQ 1996, Alire, p. 13-15.