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L’idée de rassembler en recueil quelques textes de science-fiction de Daniel Sernine, textes déjà parus dans diverses revues ou anthologies, puis d’y joindre une novella inédite se déroulant dans un même univers imaginaire, n’est pas mauvaise du tout. Car tout prolixe qu’il soit, Sernine n’avait à ce jour publié qu’un seul recueil de nouvelles de science-fiction. Un grand ménage s’imposait, avant que les lecteurs ne se perdent, avec le temps, dans quelque méandre…
Quatre textes composent Boulevard des Étoiles : la nouvelle « Boulevard des Étoiles » dont la première parution remonte à 1981, les nouvelles « Les Amis de Monsieur Soon » et « Yadjine et la mort », parues plus tard à quelques années d’intervalle, et la novella inédite « Hôtel Carnivalia ». Aucune indication sur les publications antérieures des trois premiers textes n’apparaît dans le recueil. Ce qui est déplorable. De la même manière, l’absence d’un texte de présentation échappe à l’entendement. Il aurait été intéressant, important même, de situer les nouvelles choisies, de présenter la thématique et l’itinéraire de Sernine.
Qu’ont en commun les textes de Boulevard des Étoiles ? D’abord, une époque indéterminée du futur, puis un contexte socio-historique. Chaque histoire se déroule dans les années plus ou moins proches qui ont suivi le Grand Ménage. La Terre a été dépeuplée par les Éryméens soucieux d’instaurer la paix et le bonheur. Le projet utopique et contestable de ces extraterrestres exigeait l’élimination de toute vie sur Terre. Histoire de mieux recommencer à zéro. Mais, certains ont survécu. Et, contrairement aux objectifs visés, le Grand Ménage n’aura réussi qu’à générer un étrange bonheur infernal. Il aura laissé des survivants oisifs, perdus dans le vide des villes, supportant avec difficulté un ennui qui les dévore intérieurement. La plupart arriveront à se supporter en plongeant dans l’artifice (drogues, Carnaval, religion) et les plaisirs (jeux, sexualité, musique). Mais les personnages semblent continuellement en état de manque. La nouvelle qui ouvre le recueil, « Boulevard des Étoiles », montre le mieux cette absence de soi, ce détachement de soi, ce vide en soi.
Les textes de Boulevard des Étoiles ont aussi en commun des personnages qui cherchent. Quête et fuite se mélangent d’ailleurs constamment dans le recueil, deviennent indissociables l’une de l’autre. Car si les personnages cherchent réponse à leur désarroi et à leur solitude, ils cherchent à l’extérieur d’eux-mêmes. Leur quête d’un mieux-être ou d’une identité les pousse à fuir ce qu’ils sont devenus. Le malaise est donc si grand, si profond, que plusieurs choisiront de vivre par procuration. Ce sera le cas dans « Yadjine et la mort » où les individus en quête d’émotions fortes se branchent, lors de courses, à des pilotes de vaisseaux spatiaux, et ce, au péril de leur propre vie. Ce sera le cas dans « Les Amis de Monsieur Soon » où des jeunes s’amusent à “jouer” les personnages de scénarios imaginaires, en pleine rue, jusqu’à ce que la fiction rejoigne la réalité, que tout bascule dans l’horreur. Et ce sera enfin le cas dans « Hôtel Carnivalia » où des gens s’abandonnent à des sectes absurdes, jusqu’à se perdre, jusqu’à accepter l’idée du suicide ou du meurtre.
Quoi d’autre ? Les thèmes chers à Sernine tels que l’horreur, la cruauté, la mort, l’évasion, le jeu, la sexualité, les rapports fragiles entre le réel et l’imaginaire. Parce qu’il propose des textes échelonnés sur une période de 10 ans, ce recueil met bien en lumière la récurrence et la dominance de ces thèmes dans l’œuvre de Sernine. Parmi les autres récurrences significatives, notons la vision dominante de l’échec, la représentation de personnages impuissants à surmonter les épreuves. Dans « Boulevard des Étoiles », la quête un peu floue du personnage principal n’aboutira nulle part. Stagnation. Dans « Yadjine et la mort », le pilote Marq Folker s’écrase en pleine course, laissant Yadjine seule avec un désir inassouvi. C’est le retour à la case départ. La mort finit par tout avaler. Enfin, dans « Les Amis de Monsieur Soon », les bestioles monstrueuses du savant sortent littéralement du scénario pour s’en prendre aux personnages. La mort impose une fois de plus sa dominance sur la vie, et même sur la fiction.
Seule la longue novella « Hôtel Carnivalia », rédigée plus récemment sans doute, diffère des autres dans la mesure où s’y décèle une forte volonté de changement, où des personnages combattent, agissent, avancent. La mort frappe aussi atrocement – ça semble génétique chez Sernine – mais un puissant instinct de vie rééquilibre les forces en action.
Les destins de plusieurs personnages se croisent et s’interpellent dans « Hôtel Carnivalia ». Les trajets des uns recoupent ceux des autres et forment réseau au fil de la lecture. Au lecteur de recoller les morceaux du scénario, de manier/marier les indices. Ce à quoi il prendra un vif plaisir car Sernine a laissé suffisamment de jeu à l’imagination du lecteur. Hormis le héros Perris, deux personnages mythiques/mystiques assurent une cohésion entre les aventures des uns et des autres : il s’agit du chef d’une secte (Harrijan/Mahansan) et du chanteur Morry Jimmison.
Dans « Hôtel Carnivalia », mysticisme, mythe et mystification fraient dans de mêmes eaux. Au début de l’histoire, le chanteur Jimmison est reçu tel un dieu, un pape. Il joue d’ailleurs à peu près le même rôle puisque par ses chansons, il canalise les énergies des foules, les désirs et les fantasmes de chacun. Il ne sera guère étonnant que ce personnage exhibitionniste à souhait se crucifie sur scène à la toute fin, en interprétant un de ses succès… Jimmison est grandi, grossi, déformé par le mythe qu’il a soigneusement construit autour de sa personne. Cette image ne correspond plus cependant à ce qu’il est devenu. Jimmison, prisonnier de son image et de sa détresse, succombera aux charmes d’un autre manipulateur de foules, d’un autre mystificateur : Harrijan, le chef d’une secte aux rites barbares.
Les allusions à cet orateur machiavélique sont constantes dans le texte, alors que ses apparitions se font très rares. Ce genre de personnage prend toute sa consistance dans l’esprit des gens, dans l’esprit du lecteur. La philosophie prônée par cet homme aux identités multiples découle du Grand Ménage. L’orateur joue sur la culpabilité des survivants, évoque l’impureté de la matière (corps) par rapport à l’esprit. Les survivants sont perçus non comme des élus, mais comme des victimes à qui aurait été refusé l’accès à l’autre monde. D’où les sacrifices orgiaques et les rites sanguinaires qui projettent dans un monde meilleur…
La chanson est connue, l’air est usé. Combien de cinéastes ont exploité le sujet ? Sernine ne nous apprend rien. Il se fait un peu plus voyeur que d’autres, et retire un plaisir évident à la description ou à l’évocation d’actes pervers, violents. Ce qui contraste étrangement avec la dénonciation de l’aliénation et de l’absurde.
La sexualité et la violence animent tout le récit, sans faire pour autant alliance. Au début de l’histoire, Perris est attiré par la jeune Cathi qui lui rappelle sa propre fille, victime de la secte. Bien sûr, Cathi sera « choisie » par Jimmison pour partager son lit, puis par Harrijan/Mahansan en vue d’un prochain sacrifice. Bien sûr, Perris réussira à libérer Cathi à la toute dernière minute, alors qu’on s’apprêtait à l’offrir (à se l’offrir) en sacrifice. Perris exorcisera ainsi sa haine et la culpabilité qu’il traînait de n’avoir pu sauver sa propre fille. Cette fin, à la Indiana Jones, manque de subtilité. Enfin, la relation amoureuse entre Perris et Cathi provoquera maints lecteurs : ne s’agit-il pas, dans le contexte, d’un inceste à peine déguisé ?
Sernine a souvent privilégié l’alternance de voix narratives dans ses textes. Tantôt pour signifier l’alternance entre deux états, le rêve et la réalité, tantôt pour varier la perception d’une même réalité. Avec « Hôtel Carnivalia »« Hôtel Carnivalia »« Hôtel Carnivalia », Sernine montre qu’il maîtrise admirablement ce jeu narratif. L’auteur prend soin de ne pas immédiatement révéler l’identité de la première voix narrative, histoire d’alimenter le suspense. La répétition de fragments d’une histoire parallèle (fragments d’un rêve), à divers moments du récit, ajoute au mystère. Ces fragments s’insèrent avec intelligence dans l’intrigue première. « Hôtel Carnivalia » fascinera enfin pour l’exploitation du thème du double ou du dédoublement, qui joue à plus d’un niveau et qui mériterait à lui seul une analyse.
Avec la parution de ce recueil – une heureuse initiative –, le cycle du Boulevard des Étoiles est peut-être clos. Qui sait ? Et puis, après tant de publications, l’auteur ne mériterait-il pas un temps de repos, de répit ? Histoire de se renouveler, de se réinventer… [RP]
- Source : L'ASFFQ 1991, Le Passeur, p. 153-156.
Prix et mentions
Prix Boréal 1992 ex æquo (Meilleur livre)
Grand Prix de la science-fiction et du fantastique québécois 1992
Références
- Bélil, Michel, imagine… 58, p. 135-137.
- Dupuis, Simon, Solaris 96, p. 17-19.
- Grégoire, Claude, Québec français 84, p. 13.
- Martin, Christian, Temps Tôt 11, p. 22.
- Pelletier, Francine, Samizdat 20, p. 22-25.
- Pelletier, Francine, XYZ 29, p. 88-89.
- Ruaud, André-François, Yellow Submarine 83, p. 17-18.
- Szczerbinski, Eddy, CSF 10, p. 33-34.