À propos de cette édition

Éditeur
imagine…
Genre
Science-fiction
Longueur
Nouvelle
Paru dans
Décollages
Pagination
110-115
Lieu
Sainte-Foy
Année de parution
1994
Support
Papier
Illustration

Commentaires

Cristóbal, reporter vedette, et son collègue, Faucon, cameraman, partent à la chasse aux scoops afin de réaliser des reportages-chocs pour Télimage-2. Ils se renseignent en l’occurrence sur l’exploitation meurtrière des Piquolos : espèce humanoïde de la planète Piquatout dont on aurait cueilli l’« énergine » des « cornes d’abondance ». Les Piquolos, quant à eux, se seraient procuré du bien en cueillant des « fleur[s] surnommée[s] piquenique », « nourriss[ant] [leurs] corps en se piquant avec une seringue bourrée d’énergine pure ». Rongés par une soif inassouvissable de cette énergine, mais ne sachant prélever le produit de la nature tel que le feraient les Piquolos, les Terriens s’en seraient pris à l’espèce humanoïde qui se l’injectait. Le secret du procédé d’extraction qu’auraient gardé les Piquolos aurait entraîné leur extermination.

Références

Il s’agit d’une critique à peine voilée de la société du spectacle et de la consommation, critique qui remet en cause les activités non consciencieuses des médias. Faisant en quelque sorte abstraction des souffrances d’autrui, les responsables de la télédiffusion se révèlent tellement enthousiasmés par le sensationnalisme et l’occasion de profiter de cette diversion qu’ils ne reconnaissent pas l’étendue de leur propre rôle exploiteur : « Le drame est le ferment des meilleurs reportages ». Ainsi, non seulement les reporters et les spectateurs dépendent-ils des drames qu’ils louent ou qu’ils dénoncent, mais, comme chez les toxicomanes, leur faim de stimulation et d’amplification à excès ne s’apaise pas. Au contraire, elle croît en fonction de l’emportement de l’usager. Bien sûr, l’action réelle entreprise par les agents du genre d’exploitation qui fait l’objet des reportages-chocs est plus dévastatrice que ne saurait l’être son témoignage et sa représentation en mots et en images, mais la passivité spectatorielle – voire l’inaction complaisante à l’endroit d’injustices – est aussi à condamner comme symptôme de la conjoncture.

Michel Bélil s’en prend donc à l’esprit colonialiste, à l’exploitation d’autrui et à l’indifférence déshumanisante vis-à-vis du sort de l’exploité, ainsi qu’à sa marchandisation, tel que le démontre l’extrait suivant : « Les cornes d’abondance avaient révolutionné le monde des loisirs et des transports. Elles avaient galvanisé l’énergie et fait miroiter des trésors. […] Créatures du passé, déjà. Humanoïde en voie d’extinction. Aucun jardin zoologique de la Terre n’avait pu mettre la main sur un seul spécimen. Les chasseurs de têtes étaient arrivés trop tard sur la planète Piquatout. »

L’étendue du discours de Cristóbal dans son reportage se limite censément selon les contraintes temporelles imposées par les entreprises de diffusion médiatique, contrainte qu’il faut peut-être respecter par souci d’accommoder la durée d’attention des téléspectateurs. Il conclut ainsi en résumant le tout, sans véritable conviction, tel un slogan publicitaire : « Il ne faudrait plus jamais que se répète un tel massacre. Plus jamais. Que ça nous serve de leçon. Pour Télimage-2, ici Cristóbal Cristoballi, sur la planète Piquatout. »

La nouvelle est accompagnée de trois illustrations de Simon Dupuis qui ont servi d’inspiration au récit de Bélil et auxquelles l’auteur a rajouté un mot explicatif renvoyant à des chapitres fictifs de l’ensemble sous-entendu de l’univers de fiction : il s’agit ainsi d’images représentant : 1) « Le marchand de foire Tchicot propos[ant] des cornes d’abondance à prix d’ami. (Chap. 2, p. 27) », Tchicot étant le « charognard » auprès de qui Cristóbal et Faucon se renseignent ; 2) « les aéroplanchistes s’adonn[ant] à leur sport aérien et fais[ant] du rase-mottes, […] sem[ant] la terreur parmi la population. (Chap. 7, p. 133) » et 3) « Le piquolo […] petit monstre inoffensif en dépit de ses airs menaçants [s’injectant de l’énergine]. Sa ramure aux propriétés énergétiques l’avait mené à sa propre perte. (Chap. 11, p. 222) ». La première et la troisième image sont les plus cohérentes, dans la mesure où il y est fait allusion dans le texte, alors que la seconde se révèle incongrue sans la note explicative, représentant manifestement des événements non rédigés du récit.

Pour donner un peu de contexte à la structure délibérément fragmentaire de l’œuvre, à titre d’expérience, les responsables de la direction littéraire et artistique d’imagine… (Paul-G. Croteau et Marc Lemaire, rédacteurs, et Sylvain Bell, directeur artistique) avaient lancé le défi aux écrivains et aux illustrateurs du genre de collaborer à la création d’œuvres qui évoqueraient le « coup de canon » et le « bruit de tonnerre » par lesquels commencent et se terminent respectivement « les plus grands textes de SF ». Ayant voulu jouer sur le cliché selon lequel une image vaut mille mots, on cherchait à faire le lien de « parenté entre l’imaginaire de l’auteur et celui de l’artiste ». Constatant que « [l]ittérature et illustration sont si intimement liées en SF que la crédibilité de l’une ne va pas sans l’exubérance et la vitalité de l’autre », on a demandé aux lecteurs de relever un défi interprétatif analogue à celui des créateurs sollicités afin de faire le pont entre les deux mondes esthétiques, « pour saisir l’ensemble » du projet en général et des œuvres en particulier. Ainsi, on a proposé « que l’illustration suscite les mots et en comble les lacunes, que l’image pallie la carence du verbe et que ce dernier mette en valeur la polysémie picturale ».

Les illustrations de Dupuis ajoutent ainsi un complément efficace au récit de Bélil, qui a bien respecté la contrainte de départ, non seulement en rendant les images plus ou moins pertinentes grâce aux descriptions et dialogues, mais en suggérant implicitement qu’il existe plus à découvrir de l’univers des « Cornes d’abondance » que ce que présentent les mots et images. C’est au lecteur d’en combler les lacunes selon les indices fournis.

Le tout s’exprime dans un récit très bref, le texte occupant à peine cinq colonnes (soit deux pages et demie) du numéro. Mais, tel que signalé supra, le lecteur n’aurait accès qu’à quelques images et fragments de chapitres d’un récit supposé plus étendu, des renseignements incomplets tels ceux que fournissent les reportages télévisuels.

Dans cette exploration des thèmes de l’exploitation et du sensationnalisme, Bélil met en parallèle les « maître[s] du recel », « vulgaire[s] marchand[s] de puces » ou « charognard[s] » tels que Tchicot, « roi du prêt-à-voler », et les journalistes Cristóbal, reporter « intello », et Faucon, cameraman. Les premiers ont « littéralement fait fortune sur le dos des piquolos », tandis que le reportage sert de « gagne-pain » aux derniers qui participent par procuration à cette exploitation. Le message, métaévaluatif et ironique, passe sans équivoque. [NSe]

  • Source : L'ASFFQ 1994, Alire, p. 18-20.