À propos de cette édition
Résumé/Sommaire
[3 FA ; 2 HG]
Mourir…
Penser…
Dix-huit heures dans la vie d'un homme?…
Hier, c'était demain…
Nathalie ou François
Autres parutions
Références
La littérature regorge de personnages ordinaires que rien ne distingue. On dirait d'ailleurs qu'avec la démocratisation de l'écriture, les personnages d'exception dans le roman ont peu à peu disparu. Les grands destins comme celui de Lucien Sorel, d'Anna Karénine et de tant de héros romanesques sont choses du passé. Aujourd'hui, c'est le règne du personnage anonyme, effacé et sans histoire.
Dans Décors à l'envers, Jacques Lafleur s'intéresse justement à cet homme moderne sans particularité romanesque. Les cinq nouvelles du recueil présentent un agronome, un technicien en électronique, un employé de banque, un représentant d'une compagnie d'assurances et un homme d'affaires. Ces professions sont toutefois surdéterminées par l'intention démonstrative de l'auteur. Ainsi, dans « Penser… », il fallait un technicien en électronique comme Georges Bisson pour assurer une crédibilité au récit car il prend une coloration fantastique. Après avoir longuement étudié les phénomènes occultes, il en était venu à la certitude qu'il n'y avait pas de limites au pouvoir de la pensée ! Mais voilà : comment en faire la preuve ? Par l'expérience. C'est ainsi qu'il en vient, par la pensée, à vivre « à la fois tout ce qu'il avait été, tout ce qu'il était et tout ce qu'il avait à être ! » Très dangereux pour l'équilibre mental, ce genre d'expérience. « Il était maintenant convaincu que la pensée était plus puissante que la conscience mais aussi, que la pensée sans le contrôle de la conscience était insupportable pour la raison ».
Les réflexions de Lafleur sur la puissance de la pensée donnent le vertige à tout lecteur qui, comme moi, n'est pas habitué à suivre les méandres d'un raisonnement qui manie allégrement les paradoxes. L'auteur enseigne la philosophie et ça paraît. Heureusement, il conserve son sens de l'humour et le récit revient sur le plancher des vaches à la fin. Cela me convient mieux.
Dans une autre nouvelle, « Dix-huit heures dans la vie d'un homme ?… », Martial n'arrive plus à faire la distinction entre le rêve et la réalité. Il s'est levé au son d'un réveille-matin qui n'a jamais sonné et tout ce qu'il fait au cours de cette journée lui semble irréel. Il a l'impression de se regarder vivre, d'être en dehors de la réalité qui l'entoure. Et c'est là le paradoxe du personnage de Lafleur : il a plus conscience de son existence en rêve qu'il n'est conscient de sa vie au moment même où il vit son quotidien.
Le rêve semble donc avoir plus de poids que la réalité dans l'existence des personnages de Lafleur. C'est une façon de dire l'insatisfaction de leur vie, le sentiment de leur inutilité. C'est d'ailleurs sur ces sombres réflexions que s'ouvre le recueil avec « Mourir… », court récit d'un vieillard sur son lit de mort qui ne se rappelle rien de son existence, comme s'il s'agissait d'un rêve qui s'évanouit au réveil. La vie est un rêve et le rêve a le poids de la réalité. Les notions sont interchangées, inversées, comme le suggère le titre.
Cette situation n'est pas étrangère au malaise que l'on ressent à la lecture de ce recueil. Nos certitudes sont remises en question. Existons-nous ? Sommes-nous vivants ? Tout semble ramené à une simple question d'acuité de perception. Dans « Hier, c'était demain… », Frédéric Marceau est aux prises avec une réalité qui lui joue des tours. Le cours du temps a été changé, de sorte qu'il a rencontré un confrère qu'il ne devrait connaître que plus tard. « Ainsi, il aurait donc vécu une inversion, ou plutôt une distorsion du temps, distorsion nécessairement doublée d'une substitution de personnages ! Et cela n'aurait été perceptible que pour lui seul ! » Même cette explication rationnelle d'un phénomène irrationnel n'apporte pas toutes les réponses aux interrogations de Frédéric Marceau.
L'entreprise littéraire de Jacques Lafleur vise à saper la raison de ses personnages. Dans chacune des trois nouvelles fantastiques, le personnage principal se pose les mêmes questions. Est-ce que je rêve ? Ai-je vraiment vécu ces événements que ma mémoire me présente comme réels ? Cette haute voltige intellectuelle est heureusement compensée par la description du quotidien des personnages, particulièrement celui de l'employé de banque. Le travail routinier de Martial souligne le caractère monotone de son existence coincée dans le cercle vicieux du métro-boulot-dodo.
Si le travail de Martial, de Frédéric, du vieil Antoine et l'acquisition du savoir chez Georges ne suffisent pas à donner toute sa valeur à une existence et à la légitimer, peut-être l'amour y réussira-t-il. Rien n'est moins sûr et c'est pourquoi l'auteur termine son recueil avec une nouvelle qui, de prime abord, n'entretient aucun lien avec les précédentes.
Lafleur quitte le registre fantastique et aborde le thème des relations amoureuses. Nathalie et François s'aiment passionnément mais en voulant se donner réciproquement des preuves de leur amour, ils ne font que se compliquer l'existence et se rendent malheureux. Le ton quelque peu désabusé de cette nouvelle rappelle la solitude amère des couples ou des individus qui se croisent dans le recueil d'André Major, La Folle d'Elvis. Est-il donc si difficile de vivre et d'être heureux ? À la lecture du recueil de Jacques Lafleur, on peut le croire. L'auteur semble indiquer que leur malheur vient du fait qu'ils pensent trop, qu'ils se posent trop de questions. Pourtant, dans un même temps, il affirme que la conscience d'exister procède d'une réflexion sur ses actes, d'un questionnement de la réalité. Or, cette conscience d'être n'est possible qu'au moment de la mort, ainsi qu'en témoigne le vieillard de la première nouvelle. N'est-ce pas, en quelque sorte, la cristallisation à l'état pur de la tragique condition de l'être humain ?
Comme toute œuvre fantastique, l'enjeu fondamental de Décors à l'envers ne se laisse pas résumer facilement. L'auteur tient un discours philosophique qui a tendance à se complaire dans l'abstrait, à cause de notions volatiles comme la conscience, la réalité, l'existence. Devant un tel recueil, l'intelligence du cœur ne suffit pas : il faut aussi celle de l'esprit. [CJ]
- Source : L'ASFFQ 1986, Le Passeur, p. 260-263.