À propos de cette édition
Résumé/Sommaire
Adam enseigne le latin dans un collège privé. À cause de son physique ingrat et de sa timidité avec les femmes, il est l’objet de moqueries de la part de ses collègues. En outre, le directeur de l’école le tient à l’œil et lui reproche son manque d’autorité en classe. Bref, Adam est mal dans sa peau et pour oublier la médiocrité de son existence, il s’imagine être Énée, le héros de L’Énéide de Virgile qu’il enseigne à ses élèves.
Un jour, il subit un black-out génétique. Il se retrouve dans le corps de son arrière-arrière-grand-mère Rose d’où il assiste impuissant à son viol. C’est alors qu’il essaie de retracer l’histoire de sa famille afin de comprendre son héritage biologique et, ce faisant, d’être en mesure peut-être de changer le cours de son existence. Il est amené à vivre d’autres expériences de black-out génétiques qui le projettent dans le corps de son arrière-grand-père Rosario, assassiné par son frère jumeau Rosaire, puis dans le corps de son grand-père qui sera pendu par les hommes de main du père de l’adolescent avec lequel il s’était enfui.
Ayant ainsi remonté le cours de la mémoire ancestrale jusqu’à son père qu’il a toujours craint et détesté, Adam tente de se laver de la violence, de la haine et du sang qui a souillé sa lignée familiale et qui pèse sur son existence, étant le dernier de la lignée. Entre-temps, incapable de faire respecter la discipline dans sa classe, le directeur le suspend quelques semaines avant la fin de l’année scolaire et l’incite fortement à aller se reposer aux États-Unis.
En route, Adam éprouve des ennuis mécaniques et doit s’arrêter dans une petite ville pour faire réparer son auto. En parcourant les rues, il tombe par hasard sur la maison qui a appartenu à son grand-père et où s’est déroulé le drame. Voyant qu’elle est à vendre, il l’achète et s’y installe, confiant de résoudre finalement l’énigme familiale qui empoisonne son existence. Il croit que la solution se trouve dans un livre que son grand-père a caché quelque part dans la maison juste avant son lynchage. Le contenu du livre le laissera perplexe mais lui permettra de s’expliquer la signification de son nom et de gagner un peu d’assurance.
Commentaires
Le Dentier d’Énée commence un peu comme La Note de passage de François Gravel paru en 1985. Lecompte situe son roman dans le milieu collégial et il ne manque pas d’exercer son humour sur le corps professoral. Là où le personnage de Gravel utilisait des champignons magiques pour voyager dans le temps et dans l’espace, Lecompte a recours également à un artifice proprement fantastique pour projeter son héros dans le corps de ses ancêtres. L’auteur n’a aucune intention d’expliquer le processus du black-out génétique. Celui-ci se produit quand Adam est en état de choc et que son visage hébété se reflète dans une vitre ou un miroir, semble-t-il. Nous n’en saurons pas davantage. Cela arrive, tout simplement. Adam se retrouve alors physiquement dans le corps d’un ancêtre et est témoin d’événements traumatisants : le viol de Rose, le meurtre de Rosaire par son frère et la pendaison du grand-père d’Adam.
Au fur et à mesure que le personnage principal déterre son passé familial, le roman devient de plus en plus complexe. Adam sent qu’il est l’aboutissement de toutes ces passions destructrices, de ces forces mauvaises. Il est le dernier maillon d’une lignée maudite qui compromet sérieusement ses chances de bonheur et ses espoirs de voir son existence s’arracher à la médiocrité et aux immondices de son passé.
Outre ces black-out génétiques qui soulèvent des questions sans réponses chez Adam, il y a ces nombreux rêves qui hantent le sommeil agité du héros. Les symboles abondent, à commencer par cette image récurrente du cheval qui se présente sous différents aspects. Il y a aussi ce fœtus qu’en rêve, Adam découvre dans un pot de chambre emmuré et qui se transforme en poisson-vidangeur. De plus, les noms ont tous une signification particulière (la chaîne descendante Rose, Rosario, Rosaire, comme une déclinaison latine – spécialité d’Adam –) et celui d’Adam lui-même (A-dent), qui porte un dentier trop grand, fait référence directement à son grand-père dentiste qui se fera casser les dents par ses tortionnaires.
Enfin, ajoutons à cela l’histoire d’Énée quittant Troie avec son père Anchise sur ses épaules, puis sa rencontre avec Didon qu’il quitte malgré son amour pour fonder la ville qui deviendra Rome. Tout au long du roman, l’histoire mythique d’Énée sert de contrepoint à l’itinéraire d’Adam, itinéraire il va sans dire dérisoire et ridicule par rapport à celui du héros de Virgile. Cela fait beaucoup de symboles dans un même roman.
La problématique de la médiocrité du héros – il serait plus juste de parler d’anti-héros – est intéressante et l’idée de la faire remonter aux antécédents familiaux, fort défendable. Toutefois, la panoplie de symboles que Lecompte utilise pour expliquer la condition pitoyable d’Adam est d’une telle lourdeur qu’elle écrase le récit, malgré les tentatives de l’auteur qui cherche à donner à l’écriture un ton humoristique. On a quitté depuis longtemps l’univers de François Gravel d’une ironie et d’une subtilité remarquables. On serait plutôt dans celui de Victor-Lévy Beaulieu auquel renvoient les images du cheval noir, le lourd héritage familial, les images de viol et de meurtre et l’homosexualité. Même pitoyables et dérisoires, les personnages de VLB ont une grandeur dans leur démesure que n’a pas celui de Lecompte, peu sympathique, sans envergure, en un mot, minable.
Le Dentier d’Énée est une œuvre qui cherche un ton, qui hésite entre l’humour et le tragique. Un humour d’ailleurs pas très réussi, qui repose surtout sur des jeux de mots insignifiants. Par contre, certaines observations sur le milieu de l’enseignement fournissent quelques bons moments. J’ai trouvé intéressants aussi les chapitres consacrés aux black-out génétiques. Il s’y passe des événements tragiques, forts, alors que le présent du héros apparaît monotone et fade. L’auteur réussit à recréer rapidement l’atmosphère de l’époque. Ainsi, dans le chapitre relatant le viol de Rose, on retrouve l’ambiance décrite par les conteurs fantastiques du XIXe siècle. Rose participe à une veillée de danse par un soir de Mardi Gras. Elle fait fi des recommandations de la maîtresse de maison et elle danse au bras d’un bel étranger même si minuit vient de sonner. Arrive alors le curé qui, furieux, met fin aux réjouissances. C’est en rentrant chez elle qu’elle est assaillie par un homme et violée. Comment ne pas penser à la légende de Rose Latulipe, malgré le sort différent des deux héroïnes ?
Le même climat fantastique plane sur l’épisode des deux frères ennemis, fils jumeaux de Rose. Rosaire monte un cheval noir qui pourrait bien être le diable à qui il aurait vendu son âme pour séduire sa belle-sœur. Frappé à la tête par son frère, Rosario mourra sous les sabots du cheval de Rosaire. Malheureusement, ces chapitres représentent une part minime du récit qui languit et piétine dès qu’il revient au présent d’Adam. La recherche du livre, qui occupe les derniers chapitres, relance quelque peu l’intérêt mais la fin est d’une pauvreté désolante et l’épilogue ne fait que prolonger inutilement un roman qui n’avait plus rien à dire.
L’aspect le plus agaçant du Dentier d’Énée – titre qui traduit bien le mauvais goût général qui afflige cette œuvre – demeure toutefois la fascination qu’éprouve l’auteur pour les images scatologiques. Complaisant à l’extrême pour tout ce qui ressemble de près ou de loin à la merde, il tombe dans la vulgarité la plus gratuite dans le chapitre 22 intitulé "Les pets bleus". Il faut vraiment manquer d’imagination pour en arriver à écrire de telles insanités.
L’Hexagone n’a pas la main heureuse avec ses jeunes romanciers. Le roman de Luc Lecompte, comme celui de France Boisvert, l’année précédente, Les Samourailles, souffre de défauts majeurs. Les quelques idées fortes du récit sont noyées dans un fatras de symboles qui trahit le caractère prétentieux de l’entreprise romanesque de Lecompte. En voulant faire l’analyse des tares familiales qui pèsent sur l’existence de son personnage principal et le condamnent à un avenir aussi désespérant que son présent, l’auteur n’a pas su dépasser le stade du laborieux exercice psychanalytique. L’œuvre qu’il aurait pu produire à partir de ce brouillon confus reste à faire, à condition qu’il en ait le talent. Rien ne permet de l’affirmer pour le moment, d’autant plus que l’écriture ne parvient que rarement à transcender la vulgarité et l’obsession scatologique du propos. Jeux de mots relevant d’un infantilisme navrant et utilisation effrénée de l’adverbe presque – qu’il écrit de façon fautive en élidant le “e” dans des expressions comme “presqu’ici” (sic) – disent bien la pauvreté du style. [CJ]
- Source : L'ASFFQ 1988, Le Passeur, p. 92-94.
Références
- Andrès, Annick, Spirale 85, p. 6.
- Bellemare, Yvon, Québec français 73, p. 18.
- Chassay, Jean-François, Le Devoir, 12-11-1988, p. D-14.
- Ménard, Fabien, Solaris 85, p. 20-21.