À propos de cette édition
Résumé/Sommaire
Ti-Pit raconte comment, à l’invitation de Kelly l’Irlandais, il a couru la chasse-galerie la veille de Noël. Pendant que le canot volait dans les airs en direction de Bytown, un des complices de Ti-Pit, Jos, avait aperçu en bas sa femme Rosa qui se rendait à la messe de minuit et avait lancé un « Bon yeu ». Aussitôt le canot avait piqué du nez et ses occupants avaient été projetés sur la glace de la rivière. On n’avait jamais retrouvé le canot mais un îlot sur lequel s’agrippaient cinq arbres avait fini par émerger de l’eau où avait sombré l’embarcation.
Commentaires
On pense avoir tout lu mais on finit toujours par découvrir une nouvelle version d’un conte connu. C’est le cas ici de cette chasse-galerie qui comporte de nombreuses variantes et qui, de ce fait, présente un intérêt réel. À l’image de la direction que prennent les bûcherons – ils se dirigent vers Bytown (Ottawa) alors que dans les autres versions, ils se rendent à une veillée sur la rive nord ou la rive sud du fleuve à la hauteur de Lavaltrie –, ce sont des petits détails de ce genre qui établissent l’originalité de la version de Jean-Claude Légaré. Premier détail : il y a cinq passagers alors qu’ils sont habituellement un nombre pair. Deuxième détail : l’expédition a lieu la veille de Noël au soir alors que le vol magique a lieu ordinairement la veille du jour de l’An. Troisième écart : la faute d’un des passagers apparaît bénigne par rapport à tous les manquements dont se sont rendus coupables les voyageurs dans les autres versions. Ici, Ti-Pit et ses compagnons n’ont consommé aucune boisson ni prononcé un seul sacre mais Jos a eu le malheur de dire « Bon yeu ». Quatrième variante : l’aventure se termine sans qu’on sache comment les cinq bûcherons sont revenus au camp. Leur expédition est une demi-réussite car dans la version de Beaugrand, par exemple, les voyageurs avaient passé la soirée avec leurs blondes et étaient rentrés sains et saufs.
Toutefois, l’élément le plus intéressant et le plus significatif du récit de Légaré, à mon sens, concerne la façon dont est commémorée symboliquement l’aventure. En effet, une petite île se serait formée à l’endroit même du confluent des rivières Gatineau et de l’Outaouais où le canot aurait plongé avec ses occupants. L’histoire de la formation de cet îlot, dont l’auteur avait posé les prémisses dans le préambule, vient donner de la crédibilité et du panache au récit qui accède ainsi au rang de mythe personnel car l’île fait figure de mémorial aux yeux du narrateur.
Cette interaction avec la nature ajoute une dimension épique au récit qui apparaît d’ailleurs comme un éloge de la nature. Les descriptions du paysage sont d’une poésie et d’un lyrisme remarquables : « … les lacs nous semblaient des grands morceaux de vitre jetés dans la neige où la lune se reflétait comme une jeune “cocotte”, avant le bal. »
Si la langue de Légaré est à la fois familière et lyrique, elle n’est toutefois pas exempte de fautes : je passait, si j’avais percer… En outre, le narrateur prétend que Kelly l’Irlandais « parlait un français des plus durs qu’on avait peine à comprendre » et qu’il sacrait sans bon sens. Or les répliques que l’auteur lui met en bouche sont en français correct et complètement expurgées de sacres…
Malgré ces petites réserves, le conte de Légaré séduit et surprend agréablement car il s’appuie sur une nature qui semble être complice des tentatives timides de l’Homme pour échapper à sa condition et qui lui confère une dimension épique. [CJ]
- Source : La Décennie charnière (1960-1969), Alire, p. 117-118.