À propos de cette édition
Résumé/Sommaire
Nous sommes en 1997 ; un narrateur canadien, Thierry Vincent, évoque les terribles événements d’octobre 1970, quand les cellules terroristes anglo-saxonnes ont failli déstabiliser le pays à coups d’attentats sanglants. Pour comprendre « cette phase-charnière de notre Histoire », il nous invite à imaginer un personnage, Amélie Aubert, et ce qu’elle a découvert vingt-sept ans plus tôt.
Les Mains, par Amélie Aubert, est un récit autobiographique datant de 1987. La narratrice évoque sa jeunesse au début du terrorisme anglais alors qu’elle allait se réfugier dans la maison de famille pour échapper à l’enrôlement devenu obligatoire dans la milice nationale. Lorsqu’une bombe fait sauter la statue de Marois, un des héros de l’indépendance canadienne-française, cela lui rappelle un livre, composé par son arrière-grand-père Philippe aux environs de 1867, et appelé par son grand-père, en riant, Le secret de Marois. Elle finit par percer le mystère : l’arrière-grand père, dément, a réparti les pages de son livre dans tous les livres de sa bibliothèque. Il s’agit des dessous de la reconquête par les Patriotes en 1837 et des notes du procès de Marois auquel Philippe Aubert, alors jeune médecin, a assisté.
Le Général, toujours par Amélie Aubert, annonce en introduction deux histoires inséparables, celle d’un certain Éric Pernath et celle d’un livre que l’auteure a feuilleté. Pernath appartient à la communauté des juifs Alephat, exilés des exilés, qui s’établirent en Norvège à l’aube du xviie siècle. Violent et guerrier, il se forge une réputation de voleur de grands chemins. Revenu auprès de ses congénères, il se pose en libérateur pourvu d’une science supérieure de l’observation et prend le nom de “Général”. Le livre qui constitue l’autre versant de l’histoire est le Kalmut Thorey ; il a été rédigé par l’un des cavaliers de Pernath, un nommé Judas Salomon qui trahira le Général. Chacune des pages de son livre se termine par la même phrase. La narratrice ajoute que les lecteurs de ce livre sont tous devenus fous, en devenant Judas Salomon (mais non les copistes ni les traducteurs).
Addenda 1 : le témoin (1990) : le narrateur est à l’hôtel, jubilant : il est passé de l’autre côté du Mur, il a quitté son monde, beau mais ennuyeux, où sa seule planche de salut était « l’astro-romance ». Sur une place de la ville, il se trouve au beau milieu d’une réunion de conspirateurs. Ceux-ci tuent tous les policiers en gris venus les interroger. Puis arrivent les camions de l’Armée et c’est le massacre, total et réciproque. Seul le narrateur survit. Il découvre la raison de la réunion : on appelait à rencontrer l’étranger d’au-delà du Mur. C’est lui-même !
Addenda 2 : la vérité (1987) : on ignore qui est le narrateur et s’il s’agit du même cousin d’Amélie Aubert. Aubert (Philippe, suppose-t-on) a invité chez lui ce narrateur ; celui-ci est très impressionné par la bibliothèque de son hôte – elle lui rappelle le Mur. Aubert lui confie avoir découvert le secret de l’immortalité. Non point tant Dieu que les dieux, qui sont douze, comme les Ases, les Olympiens ou les Apôtres. Qui plus est, ces douze, dans leurs diverses incarnations, constituent toute la population de la Terre. Et Aubert en est une, tout comme le narrateur ; ils se trouveraient être la même créature. Aubert meurt et le narrateur quitte la demeure. Pour oublier le « schéma total » qu’il avait eu devant les yeux, distrait par la voiture qui a failli le renverser.
Commentaires
La seule chose qu’on peut envisager à la décharge de ce texte, c’est qu’il s’agit de fragments d’un possible roman en gestation, collés ensemble après une prière à la divinité de l’Aléatoire afin qu’ils fassent sens ensemble, malgré ou à cause des immenses ellipses qui les séparent. Entreprise au demeurant sympathique, malgré sa « modernité » rabâchée – mais on ne lit pas un texte en pensant aux justifications possibles de sa théorie-mode d’emploi, on lit d’abord… un texte, une histoire si possible, tels qu’ils se donnent – ou ne se donnent pas, comme ici, éparpillés non seulement en fragments difficiles à rabouter mais par des protocoles de lecture discordants.
On commence par de la science-fiction : un univers parallèle où le Canada a été reconquis par les francophones. Ce registre se poursuit ici et là, si on veut interpréter comme tels certains noms (Philippe Aubert – de Gaspé) ou certains événements (l’histoire de Pernath recoupant en certains points celle de Riel ? Tout le subtexte linguistique et la séparation par le Mur, reflétée par le labyrinthe du roi du sud…)
On plonge ensuite dans le fantastique, d’abord par les décors : la maison familiale biscornue et, au-dessus de la porte d’entrée, les mains qui donnent son titre au premier fragment, souvenir explicite de la légende des mains-de-gloire, prises au cadavre d’un criminel et assurant bonheur et prospérité futurs. Autre station obligatoire de l’itinéraire fantastique, la bibliothèque et ses livres déments (plus tard, on aura l’évocation non moins classique du livre-qui-rend-fou, mânes du Nécronomicon).
On a remarqué, à ce stade, le système des emboîtements de récits, qui va se poursuivre avec une obstination maniaque et arbitraire jusqu’à la fin du texte : évocation classique (avec les notes en bas de page et les addenda) de l’ur-livre ou de la Métafiction censés englober tous ces fragments. Et exemple type de narration trop ingénieuse pour son propre bien, dans le cas présent, évoquant davantage la jubilation innocente du novice devant ses capacités de jonglerie que le dessin réfléchi du raconteur d’histoires soucieux de sa transaction avec le lecteur. On rencontre, à propos du livre de Judas Salomon (nom lourdement symbolique du personnage, autre indice juvénile), une phrase illustrant assez bien l’effet en définitive tautologique de cette structure narrative qui se mord la queue : « Toutes les choses vues par l’auteur, doublées de toutes les histoires qu’on lui a racontées, triplées par toutes les pensées qu’elles ont fait naître ne servent qu’à expliquer son acte ».
Du procès de Marois, sujet du livre de l’ancêtre Aubert fou, et qu’on nous annonçait, on ne lira rien en direct, sinon dans la fameuse note renvoyant aux addenda. Par ailleurs, dans une autre note infrapaginale, on ne nous épargne pas, savant clin d’œil, la référence au Golem de Meyrinck – et pour cause : la finale de ce fragment, autrement incompréhensible, repose sur elle. Au moins le « conte » de Pernath renvoie-t-il au premier récit, malgré tous ses détours : les mains du cadavre ornent sans doute la maison des Aubert. Si le texte s’arrêtait là, on aurait un certain sentiment d’achèvement. Mais, pour relancer l’agacement devant les coquetteries juvéniles de la narration, il y a les deux addenda, dont le premier, à la rigueur, s’inscrirait dans la structure générale : on reviendrait à la lecture uchronique. Elle n’est pas exclusivement liée à la science-fiction, après tout, mais peut aussi alimenter la fantasy – ou un certain fantastique. Mur, rêveur visitant un monde totalitaire, possible triomphe du rêve… On est là en terrain relativement familier, et on imagine à la perpendiculaire quel roman pourrait s’ouvrir là – on en a lu quelques-uns déjà…
Mais le second « addenda » bascule (et la lecture rétrospective du reste aussi par contrecoup) dans le fantastique le plus pompeusement éculé, dans un désir adolescent de faire grandiose, profond, cosmique – une péripétie complètement arbitraire par rapport à la cohérence interne (si l’on peut dire) mise précédemment en place. Doit-on la considérer sauvée par une certaine ironie – c’est un addenda, et le narrateur oublie le schéma grandiose parce qu’il a failli se faire écraser ? On a plutôt l’impression de se trouver devant une manifestation de mauvaise foi, l’échappatoire d’un auteur qui désire avoir son gâteau entier tout en le mangeant.
Fâcheuse impression sur laquelle laisser un lecteur, et cette lectrice en particulier, qui avait accepté de bonne foi, elle, de se laisser ballotter par les incohérences de la narration en espérant au bout de ses efforts de (re)construction une certaine reconnaissance par le texte… Certains textes s’enrichissent de leurs multiples lectures possibles, pour d’autres la synergie est négative et les fait exploser. Dans le cas présent, l’explosion a déjà eu lieu, artifice de l’auteur. Dans quel espoir théorique de révolution des genres, je l’ignore – mais pour tout avouer, après lecture de ces retombées, je ne m’en soucie pas réellement. [ÉV]
- Source : L'ASFFQ 1998, Alire, p. 182-184.