À propos de cette édition
Résumé/Sommaire
Firestorm, patelin perdu quelque part dans le vague de la Nouvelle-Angleterre, va vivre les six mois les plus invraisemblables de son histoire. La tempête de feu qui a frappé la ville il y a des siècles déjà, une pluie de météorites en réalité, et qui lui a laissé son nom n’aura pas empêché ses quelque 50 000 habitants peinards dans d’anonymes pénates d’y jouir de la quiétude amerloque. Firestorm, une population tranquille et provinciale, une petite université, des enfants, des pompistes et des restaurateurs, des livreurs de pizza, une communauté soudée et solidaire d’une poignée de notables pareils aux notables du monde entier, parfois honnêtes, rarement scrupuleux, quelquefois corrompus, souvent ambitieux, toujours avides de pouvoir.
C’est là où débarque Emerson Bradley, un mystérieux magicien qui sème la discorde et le chaos sur toute la planète depuis la nuit des temps. Là aussi où vont s’échouer Connor Martin et son fils McKenna après avoir essuyé une tempête. Firestorm, théâtre d’un grand jeu cosmique où chacun des personnages est appelé à jouer un rôle précis, les enfants en particulier, dont le sacrifice lance les premières mesures de cette grande sarabande de la mort. Firestorm enfin, où un père et son fils vont continuer à lutter dans la tourmente.
Quand le magicien Bradley s’installe quelque part, c’est pour accomplir une mission. Cette fois-ci, il doit organiser et célébrer une cérémonie, LA grande cérémonie en fait, celle qui devrait rétablir le règne du Mal dans notre petit monde. En guise de rituel préliminaire, l’officiant doit assassiner un certain nombre d’enfants puis prélever un morceau de leur cadavre pour usage ultérieur. Comme s’il se sentait en perpétuelle représentation, le magicien assemble les accessoires du culte et planifie chaque étape du rituel avec une science consommée et beaucoup de panache. Il prend même le temps, dans les créneaux horaires que lui laissent les préparatifs de cette grande mystification collective, de laisser traîner des indices à l’intention de la police, une carte de tarot significative par exemple, pour mettre un peu de piquant dans le jeu.
D’essence quasi divine, il fonctionne à visage découvert tellement il déborde de confiance en ses moyens. Sa stratégie prévoit par exemple qu’il embrigade la plupart des notables – les gens qui occupent le pouvoir –, qu’il les rassemble dans son Club où il les mystifie et leur lessive la coque de noix, qu’il les enrôle ensuite comme soldats dans son armée de l’ombre, qu’il les mette en marche comme une troupe de zombies à l’heure et au lieu voulus. Alors, l’immense machination cosmique s’enclenchera, alors, le grand soir adviendra. Bradley a tout calculé, tout fignolé, imaginé le moindre détail. Il a inventé le jeu, défini les règles, il manipule le total des pièces, tant les blanches que les noires. Il déploie ses stratégies sans rencontrer d’opposition, sans croiser d’adversaire digne de ce nom. À la fin, il ne reste plus, pour l’affronter, que des rescapés, des négligés, des deux de pique ou des jokers qu’il n’a pas cru bon d’inscrire au Club. Des faibles, des vulnérables et des innocents. Mais s’il a tôt fait de berner les prétentieux, comme le FBI, ou d’emberlificoter les ratoureux, comme les notables, la vraie bataille, la dernière, reste à gagner.
Commentaires
Plus que l’histoire d’une ou de plusieurs personnes, Firestorm fait le portrait d’une ville, d’une communauté humaine comme d’un personnage. La petite ville de province est ici représentée comme l’un des innombrables paradis terrestres de l’homo americanus medius lui-même, l’homme moyen de l’Amérique profonde. Mais ce n’est pas tant les lieux qu’il évoque ni le décor dessiné à grands traits qui donnent son caractère au roman, c’est bien plutôt cette fabuleuse galerie de personnages, tous crédibles, étonnants, intéressants. Chacun d’eux est pris à témoin par le narrateur, chacun avec son point de vue privilégié quoique subjectif, chacun comme porte-voix de l’américanité agissante et vibrante. Bien sûr, les témoignages des uns et des autres ne vont pas tous dans le même sens, chacun débite son petit bout d’histoire, en solo parfois, ce qu’il a vu et entendu, d’autres fois en duo ou en groupe, avec des visions divergentes des événements. En plus, chacun des personnages possède une personnalité riche, complexe, chacun fait valoir sa vision du monde, chacun sait faire preuve d’originalité et de vulnérabilité, de force ou de compassion.
Quand le spot du narrateur les isole de la masse, les sort de l’obscurité, ils imposent une présence originale. De cette manière, Durocher construit des personnages racés et robustes comme des Mercedes. Pensons à l’inspecteur Richard Barnady, croisement de Colombo et de Sherlock Holmes, si intéressant que l’auteur pourra le réutiliser, un jour, s’il décide de lancer une série policière avec un inspecteur de police en vedette… américaine. Mais en plus de ce talent remarquable pour créer des personnages et les animer, leur donner des émotions et des faiblesses, Durocher connaît, maîtrise et exploite les ressources des meilleurs conteurs. Il privilégie le suspense psychologique au détriment des bidons de sang, des fusillades haletantes et des poursuites qui se poursuivent interminablement. Il ménage les moments de tension intense et il évite le piège de la peur-à-tout-prix. En virtuose du clavier, il sait quand pauser et quand accélérer le tempo. Plus important encore, il tient le coup jusqu’à la fin de la partition. Sans faiblir ni perdre sa concentration.
Et les lieux du crime dans tout ça ? Eh bien, c’est le tout américain, le all american mur à mur : la géographie, la mentalité, la tapisserie, le climat, les noms des personnages et leurs réactions, leur gueule, l’inspiration même de l’histoire. Sauf quelques particuliers qui portent des noms à consonance française et qui se révèlent d’ascendance québécoise ; et ceux-là en plus, ils ne laissent pas un souvenir impérissable, même qu’ils suintent l’antipathie. Que faut-il voir là ? Peut-être, parmi un tas d’autres choses, l’aliénation d’un imaginaire ? Ou alors, se pourrait-il que le roman fantastique de facture très généralement anglo-saxonne (forme dont l’imagination des auteurs québécois ne me semble pas avoir abusé) soit difficilement exportable sans son décor, sans son apparat, sans le Star Spangled Banner ou le God Save the Queen, selon le côté de l’Atlantique où l’on écrit ? Se pourrait-il que pour réinventer la légende, une légende, n’importe quelle légende, on doive la fabriquer avec les mêmes matériaux qu’emploient Clive Barker et Peter Straub, Lovecraft et Conan Doyle, on doive trancher entre les brumes opaques de Londres et le brouillard inquiétant du Maine ?
À l’évidence, Durocher a déjà fréquenté ces auteurs et il a beaucoup, et bien, appris de chacun d’eux. À Lovecraft il emprunte entre autres les inqualifiables qualificatifs, à Conan Doyle, la raison pure d’un enquêteur sagace, à Clive Barker, un personnage de sorcier comme Emerson Bradley. L’irruption du mal dans le monde mise en rapport avec les tourments intérieurs de certains protagonistes rappelle le Peter Straub des tout premiers romans. Il y a peut-être même un peu de John Brunner dans cette façon d’animer des quantités de personnages, de les lancer dans le décor puis de contrôler la circulation par la suite. Et ici, plus on se dirige vers la fin, plus la circulation devient dense. Tous ces ingrédients viennent se mélanger dans un bouillon de culture générale très étendue pour produire un récit vivant, bien emmené, porté par une intrigue soutenue et par une longue série de rebondissements. Les 500 pages du roman défilent en rafale, sans ralentir, tellement l’intérêt se maintient à un niveau élevé. Tiendrait-on, en Luc Durocher, un Michael Crichton ou un John Grisham québécois ? Je crois plutôt qu’on a fait connaissance avec un auteur dont on attend déjà la prochaine parution, le nouveau Durocher. [RG]
- Source : L'ASFFQ 2000, Alire, p. 65-67
Références
- Trudel, Jean-Louis, Solaris 138, p. 111-112.