À propos de cette édition
Résumé/Sommaire
Un comptable prend congé du bureau et se rend dans une bibliothèque où il est littéralement transporté, à la suite de lectures qui font jaillir en lui un nouveau monde. Au début, Salomon Ajar Azouline a le sentiment grandissant qu’une double vie s’installe en lui, comme si un autre habitait son corps durant son sommeil, allant même jusqu’à lui parler. Puis, peu à peu, ses songes prennent de plus en plus d’importance jusqu’à ce que l’existence morne qu’il vit entre les épisodes rêvés soit reléguée au second plan. Il fait alors le bilan de sa vie et laisse tout tomber. Il se perd bientôt dans un imaginaire sans bornes et son corps se désintègre dans les ouvrages ouverts devant lui. Transformé par les oeuvres, il devient lui-même littérature. C’est alors que les mots prennent le pouvoir.
Commentaires
En fait, « illumination », le premier mot de l’intitulé, éclaire bien ce texte dans lequel le protagoniste vivra à la fois une plongée dans une expérience mystique, un état d’éveil dans l’intelligence des choses spirituelles, une incursion dans l’utopisme, la survenance de quelques traits de génie, puis l’illumination telle qu’on la prête à quelques déséquilibrés. En effet, à force d’effectuer le même rêve étrange et pénétrant (Verlaine) et de « vouloir de l’irréel, de l’impalpable, du supraréaliste, du surnaturel, de l’aventure, bref de l’indéchiffrable », Salomon Ajar Azouline (notons l’allusion à Gary), se sentant divisé entre ses réalisations terre à terre et ses désirs inassouvis, se dédoublera en une sorte de lui-même, l’autre partie de soi inexplorée.
Autrement dit, le personnage, en découvrant en bloc la littérature, la pensée et l’écriture, recevra une révélation et subira une surexcitation des neurones. Il s’exaltera alors jusqu’au dérèglement des sens, s’immergera « corps et âme dans les discours les plus abscons » contenus dans les livres, et se fondra même avec les lettres qui transformeront ses membres en consonnes et en voyelles et ce, jusqu’au « délire glossolalique », un phénomène extatique frôlant la maladie mentale qui consiste à produire un vocabulaire inventé, une syntaxe chamboulée, représentant ni plus ni moins que la création poussée à son paroxysme. Au final, une simple cloche ainsi que la voix « discordante » d’un bibliothécaire ramèneront Salomon à la « réalité » ; il s’en retournera spontanément chez lui, réconcilié à jamais avec cette autre part de lui-même qui ne demandait qu’à exister. Bonne idée.
Fait intéressant, dans cette nouvelle, la réduplication, à peine esquissée, n’est pas manichéenne, et aucun être menaçant ne vient troubler notre héros. Au contraire, le passage dans cet « autre monde », celui de l’inconscient, est à peine ébauché, comme si le fantastique était tout ce qu’il y avait de plus naturel. En effet, quoi de plus normal que d’effectuer un rêve récurrent qui prête à remettre sa vie en question, à réaliser enfin son « grand rêve secret » ? Quoi de plus plausible aussi à ce qu’on s’emporte un peu en cours de route ? Conséquemment, « L’Illumination de Salomon Ajar Azouline » valorise tout entier le travail imaginatif comme propulseur du fantastique. En l’occurrence, ce sera plutôt des livres lus par le protagoniste (dont nous ne connaissons pas le contenu) que s’échapperont « les monstres enfantés sous les plumes les plus fantasques, les délires les plus fous ». Pour sa part, le lecteur aura surtout accès à la transformation du personnage.
Quoi qu’il en soit, n’eût été dès le départ du clin d’œil effectué à Witold Gombrowicz, écrivain polonais dont les récits cherchaient à saisir la réalité intime des êtres à travers l’usage de stéréotypes, nous aurions pu croire que l’auteure reproduisait ici le cliché réducteur du « petit mathématicien comptable » ennuyeux, travaillant sur « ses comptes d’apothicaire fastidieux et assommants », enfermé dans la grisaille d’une non moins « petite officine poussiéreuse » ; un homme, en quelque sorte, mécontent de sa vie insipide et prévisible. Contraste, en somme, avec l’homme de lettres à l’imagination débordante, baignant dans un bonheur facile, et lancé dans de vastes entreprises qui surpassent toutes les autres. Le rêve par opposition au quotidien trivial formé de petits matins sans surprises. La suprématie des mots sur les chiffres, de la littérature tout simplement.
Enfin, ce texte de Lesage contient quelques répétitions, mais aussi beaucoup de jeux de mots faciles et parfois lassants qui ont néanmoins le mérite d’user d’un ludisme qui sert réellement l’avancée de l’histoire. Autre petit hic à la fin : comment un homme, assis par terre dans une bibliothèque où il vient tout juste de découvrir le « pouvoir des mots », aussi troublante et révélatrice qu’ait été son expérience, peut-il déjà aspirer à « vivre de sa plume » ? [MN]
- Source : L'ASFFQ 1994, Alire, p. 112-113.