À propos de cette édition
Résumé/Sommaire
[6 FA ; 1 SF ; 16 HG]
L’Air marin
Sur la plage
L’Arno
Pigafetta
Les Récalcitrants
La Vitre
La Démarcation
Le Don d’ubiquité
« Des pas sur la neige »
Tourniquet
Toi
Le Fumoir
Le Veilleur de jour
La Récompense
Mae West se mangeait bien
La Robine
La Cravache
Le Quotidien
Réverbération
L’Ascenseur
Polygone et Abeille
Le Gars des vues
Downtown
Commentaires
Le Prix Adrienne-Choquette existe depuis quelques années seulement. En 1983, il a été attribué à Monique Proulx pour son recueil de nouvelles Sans cœur et sans reproche. Très bon recueil, soit dit en passant. En 1984, il est remis à André Berthiaume pour Incidents de frontière. Encore une fois, le choix est excellent.
Ce recueil compte 23 nouvelles d’inspiration diverse, le plus souvent évoquant avec humour des souvenirs d’enfance mais faisant appel aussi à des sensations étranges qui relèvent d’un fantastique discret. Dans un texte qui sert en quelque sorte d’avant-propos, l’auteur définit son travail d’écriture : « Travail de tous les sens. Constellations d’images furtives à fixer. (…) Instantanés, notations qui parlent, qui disent quelque chose de la vie oubliée, négligée. (…) Trouver la fragilité, le secret, puis dans le silence, pour partager l’émotion, trouver les mots, les couleurs, la musique. »
Avec ce recueil, l’auteur lance une invitation à musarder, tous sens disponibles, l’esprit en vacances. Il propose un voyage sensoriel plutôt que réflexif. Berthiaume n’a aucune morale à promouvoir, aucune idéologie à défendre, aucun message à transmettre au monde. Il a cependant des choses à dire car il n’affiche pas une attitude blasée, encore moins un désabusement cynique. Ce qu’il a à dire concerne tout bonnement la vie dans sa quotidienneté immédiate.
Le miracle de l’écriture fait en sorte que les images, les gestes et les incidents évoqués échappent à la trivialité. C’est qu’il y a toujours dans ces courtes nouvelles un élément perturbateur qui donne une autre dimendion à la réalité. Les personnages acquièrent ainsi une ambiguïté tout à fait remarquable qui contribue à laisser ouverte la fin des nouvelles.
Dans « L'Arno », l’auteur utilise l’ambiguïté du personnage de Léa pour créer un climat onirique très réussi. Le narrateur en vient à douter de l’existence même de cette femme. D’ailleurs, on se rend compte que l’image de la femme opère souvent une séduction chez le narrateur, quel que soit son âge. Dans « La Récompense », le jeune Alain est fasciné par une femme parfumée qui se fait les ongles et qui fume. Dans « Sur la plage », un adolescent est ébloui par l’apparition d’une jeune femme blonde qui représente à ses yeux la beauté incarnée.
En même temps que tout contribue à faire de la femme un absolu inaccessible, la narration introduit des indices qui laissent souçonner une duplicité trahissant un secret inavouable. Le narrateur se demande alors inconsciemment s’il n’a pas été mystifié.
C’est dans ces nouvelles que Berthiaume est à son meilleur, donnant un chatoiement particulier à son écriture qui, dans les nouvelles résolument réalistes, apparaît plus banale parce que limitée à la description des petites choses de la vie. L’auteur est pleinement conscient de cette écriture qui s’appuie sur la nostalgie des images du passé, sur leur côté vieillot. Il l’assume entièrement dans un texte comme « Toi » qui joue sur le contraste qui naît du rapport images conventionnelles/écriture moderne.
C’est toutefois dans le texte intitulé « Pigafetta » que le travail d’écriture d’André Berthiaume se déploie dans toute sa spendeur. À travers l’histoire de ce navigateur italien, parti sur les traces de Magellan, l’auteur reconnaît sa propre quête et sa propre dérive existentielle. Il propose une réflexion sur la vie, sur le sens du voyage qui est une fuite pour étirer le temps, retarder le rendez-vous avec la mort et avec soi. L’écriture n’aurait pas d’autre signification et d’autre but, sorte de métaphore du voyage de l’explorateur lombard. L’écrivain se pose aussi la grande question : Écrire, n’est-ce pas passer à côté de la vie ? Ce doute assaille toujours l’artiste à un moment ou l’autre de son travail de création.
La perfection de cette nouvelle réside dans cette fusion du thème du voyage et de celui de l’écriture dans un seul personnage, le navigateur Pigafetta. En lisant ce récit d’une agonie, j’ai pensé aux images du film de Werner Herzog, Aguirre ou La colère de Dieu. Il faut se rappeler que Berthiaume a déjà publié un essai sur les récits de voyage de Jacques Cartier. Ce récit intériorisé de la vie de Pigafetta n’est pas à proprement parler un texte fantastique même s’il fait appel à des phantasmes et à des images surréalistes alimentés par le délire de l’explorateur.
D’ailleurs, dans ce recueil, le fantastique n’est jamais que fugace et ténu quand il se manifeste. C’est un fantastique littéraire qui rappelle celui qu’on trouve dans la littérature latino-américaine. L’auteur n’en fait pas mystère, une citation de G.G. Marquez étant placée en exergue des « Récalcitrants ».
Le fantastique se manifeste ici de façon très discrète et, contrairement au fantastique traditionnel, il ne produit pas de commotion chez le protagoniste. Il le reçoit comme une manifestation de la réalité. Il n’est ni plus ni moins étrange que celle-ci, ce qui explique pourquoi il est si difficile d’identifier les nouvelles fantastiques de ce recueil. La réalité reprend tous ses droits après un dérapage de quelques lignes ou quelques paragraphes.
Autres constatations : si le fantastique de Berthiaume perturbe un moment le quotidien des personnages, il n’est jamais angoissant. Il serait plutôt empreint de sérénité et représenterait le sel de la vie. « Polygone et Abeille », dont l’ambiance rappelle le fantastique magique de Pierre Châtillon, est éloquent à cet égard.
Incidents de frontière est un recueil construit sur les souvenirs, faisant appel aux sens de l’ouïe, de l’odorat, de la vue. Comme les personnages qui se remémorent certains films, on en conserve des impressions, des sensations, des émotions qui résument finalement ce dont est faite la vie.
Ce recueil modeste n’a pour seule prétention que de servir de petit bois nocturne pour que dure la braise. Je parie qu’il apportera au lecteur les plaisirs du feu de foyer qui déclenche la rêverie éveillée. Incidents de frontière témoigne éloquemment du retour en force de la nouvelle au Québec, depuis quelques années. André Berthiaume se révèle l’un de ses plus efficaces promoteurs. [CJ]
- Source : L'ASFFQ 1984, p. 28-32.
Prix et mentions
Grand Prix de la science-fiction et du fantastique québécois 1985
Prix Adrienne-Choquette 1984
Références
- Carpentier, André, Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec VII, p. 463-465.
- Janelle, Claude, Solaris 61, p. 8.
- Mativat, Daniel, imagine… 30, p. 127-129.
- Provencher, Serge, L'incunable, vol. 19, n˚ 1, p. 26.