À propos de cette édition

Éditeur
Du Jour
Titre et numéro de la collection
Les romanciers du jour - 12
Genre
Hybride
Longueur
Recueil
Format
Livre
Pagination
157
Lieu
Montréal
Année de parution
1964
Support
Papier

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Commentaires

Roch Carrier et d’autres jeunes écrivains comme Marie-Claire Blais, Victor-Lévy Beaulieu, Jean-Marie Poupart et Jacques Poulin allaient contribuer à établir la réputation des éditions du Jour au cours des années 1960. Quelque quarante ans après sa parution, le recueil de Carrier demeure toujours d’actualité parce qu’il est intemporel. L’auteur s’est bien gardé d’identifier les pays ou les époques qui servent de cadre à ces « petites tragédies pour adultes » comme l’indique le sous-titre. Il y a chez lui une volonté manifeste, dans le choix du vocabulaire (gendarmes, zinc), de s’éloigner du réalisme québécois et de prendre ses distances face au joual préconisé par les romanciers de l’école Parti pris. Mais ce besoin semble répondre davantage à la forme même du conte qu’à des convictions littéraires profondes puisque, dans la suite de son œuvre, Carrier utilisera parfois le joual dans ses dialogues.

Jolis Deuils présente un ensemble de vingt-cinq contes de toute nature, psychologiques, moraux, animaliers, écologiques, métaphysiques, qui abordent des thèmes universels : l’amour, la vie, la mort, l’ambition démesurée, la guerre, l’argent, le bonheur, la déshumanisation, le désir, la bêtise humaine, la liberté. Les contes de Carrier prennent la forme de petites métaphores de trois ou quatre pages, remarquables de concision, au symbolisme le plus souvent limpide. Le fantastique, ici, flirte volontiers avec l’absurde et le merveilleux, ce qui pose parfois des problèmes de classification. Ainsi, les auteurs de Bibliographie analytique de la science-fiction et du fantastique québécois (1960-1985) ont retenu dix-huit textes dans leur ouvrage. Pour ma part, j’ai inclus vingt-trois textes dans le corpus fantastique et un dans le corpus de science-fiction.

Même s’ils sont complets en soi, souvent les contes de Carrier s’éclairent les uns les autres. Ainsi, certaines images traversent tout le recueil et prennent une signification que la lecture d’un seul conte n’aurait pas permis de saisir. C’est le cas de l’oiseau qui incarne la liberté, l’absence de prétention et d’ambition, le détachement matériel. L’allusion à la parabole de l’Évangile selon laquelle les oiseaux ne manquent de rien même s’ils ne sèment ni ne moissonnent est assez transparente.

Une des illustrations les plus saisissantes de l’esprit libre et frondeur associé à l’oiseau est ce conte intitulé « Le Destin », un des meilleurs du recueil. Le message est limpide : il faut se méfier des idoles, quelles qu’elles soient. L’Empereur est renversé par le peuple à cause de sa vanité, mais le peuple veut adorer une autre idole, celle qui fait figure de libérateur. Ce besoin de se mettre au service d’un autre maître le perd. Carrier dénonce ici toutes les religions qui peuvent conduire à des aberrations. Dans la même foulée, il stigmatise la cupidité et l’appétit du système capitaliste. Dans « L’Ouvrier modèle », un employé d’une grande compagnie s’use les bras et les jambes pour faire briller la plaque de bronze sur laquelle est gravé le nom de son patron. Après l’avoir décoré et cité en exemple, Monsieur Black décide de congédier l’ouvrier devenu improductif. C’est l’illustration, poussée jusqu’à l’absurde, du credo capitaliste.

Un autre thème récurrent est celui de la jeune fille, prétexte à la célébration de la beauté de la femme par qui passe l’avenir de l’humanité. Car nombreuses sont les menaces qui guettent l’humanité : l’appât du gain, le racisme, la guerre, le goût du pouvoir, la stupidité humaine, l’orgueil, la mécanisation à outrance. Le recueil de Carrier propose, pourrait-on dire, un catalogue des maux qui semblent indissociables de la condition humaine. L’ambition et l’ivresse procurée par l’exercice du pouvoir sont au cœur de plusieurs contes. Dans « Un dompteur de lions », Léo met à profit l’ascendant qu’il exerce sur les bêtes depuis son jeune âge pour devenir un dompteur d’animaux mais ce faisant, il perd son humanité et finit par devenir plus cruel et impitoyable que les animaux eux-mêmes.

D’autres contes offrent une petite leçon de vie sur le temps et le bonheur. La vie est une succession de petits instants et de gestes répétitifs dans lesquels on finit par sombrer. On oublie que le temps passe et puis, voilà ! L’eau, dans le conte du même nom, c’est l’ennui dans lequel se noie l’héroïne, Victorine. Cette métaphore de l’existence se double d’une vision plutôt pessimiste du mariage et de la vie de couple. « Le Métro » aborde ce même thème de la vie qui file sans qu’on s’en aperçoive. Quant au bonheur, il faut savoir le cultiver comme l’enseigne « La Science ». La connaissance n’est rien à comparer à l’amour d’une femme et au bonheur. La mémoire est cependant une richesse appréciable dans la mesure où elle permet à l’être humain de ne pas oublier que le bonheur tient à bien peu de choses. Faute de mémoire, Monsieur Ouke a oublié cette leçon. En outre, le bonheur n’est pas possible sans liberté. C’est ce que comprend Boby dans « L’Amour des bêtes » quand il endosse la condition de l’oiseau en cage.

L’argent, ou plus généralement la richesse, constitue un autre thème majeur du recueil. Le conte exemplaire à cet égard a pour titre « L’Âge d’or ». Fable écologique avant l’heure, il raconte la richesse subite des habitants d’une petite ville dont le sous-sol regorge d’or à un point tel que la terre entière est bientôt recouverte d’or. On ne voit plus la nature, on ne l’apprécie pas à sa juste valeur alors qu’elle représente une richesse aussi précieuse que l’or.

Les contes de Carrier illustrent des vérités toute simples comme « C’est la rareté d’une chose qui en fait le prix » ou « L’homme n’apprend pas de ses erreurs ». On peut considérer qu’il s’agit de clichés tant la démonstration est sommaire mais le sens de ces courts textes, qui forment une mosaïque impressionnante, n’est pas toujours explicite. Prenons « Le Réveille-matin » dont la fin prête à diverses interprétations. Il y a là certes une dénonciation de la tyrannie que peuvent exercer sur l’être humain les biens de consommation. Mais n’y a-t-il pas dans ce conte, le premier écrit au « je » dans le recueil, une incitation à associer les caprices du réveille-matin aux exigences de l’épouse ? Si Carrier n’avait pas célébré la beauté et l’amour des femmes dans d’autres contes, on pourrait le soupçonner de misogynie. Et que penser de la chute de « L’Invention » alors qu’on découvre un cœur au centre d’un moteur révolutionnaire inventé par un savant ? Est-ce un hommage à la ténacité et à l’esprit d’invention de l’homme ? Ou est-ce une façon de dire qu’il n’y a rien de plus extraordinaire et de plus fort que la vie humaine ?

Il me plaît de penser que malgré les travers qu’il épingle, Roch Carrier ne désespère pas complètement de l’homme. [CJ]

  • Source : La Décennie charnière (1960-1969), Alire, p. 30-37.

Références

  • –––––––––––, Lettres québécoises 94, p. 56.
  • Dorion, Gilles, Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec IV, p. 473-474.
  • Dufour, Michel, Nuit blanche 24, p. 64.
  • Lord, Michel, XYZ 110, p. 77-88.