À propos de cette édition
Résumé/Sommaire
Accompagnés d’un canotier d’expérience et d’un Algonquin de confiance, madame Houel et son jeune fils entreprennent un voyage en canot, en pleine nuit brumeuse. L’enfant surprend une forme vaporeuse qui avance sur les eaux. Les hommes s’inquiètent. Il s’agit sans doute du spectre de la Jongleuse. Quelques instants plus tard, le groupe est attaqué par les Iroquois. L’Algonquin est tué, Mme Houel et son fils sont enlevés puis amenés à Rivière-Ouelle. Là, inspirés par la Jongleuse, les Iroquois se plaisent à faire souffrir leurs victimes. Ils imaginent un plan diabolique qui oblige le fils à donner la mort à sa propre mère. Le canotier, parti à la recherche des Houel après le combat, les retrouve. Le fils, toujours prisonnier des sauvages, gît inconscient au pied du cadavre de sa mère. Après avoir tué les Iroquois, le canotier enterre la mère et ramène avec lui le garçon. Les années passent. Le fils Houel est devenu un homme d’âge mûr. Accompagné du vieux canotier, il se rend à Rivière-Ouelle pour ramener la dépouille de sa mère auprès des siens.
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« La Jongleuse » raconte un tragique événement qui se serait produit à Cap-au-Diable dans la région de Kamouraska. Dans la première partie de la nouvelle (près de 80 pages), Casgrain fait le portrait détaillé de ses personnages. Les vêtements que portent le canotier et l’Indien sont soigneusement décrits (intérêt ethnographique) ; l’auteur s’attarde par la suite sur leurs traits physiques et leurs traits de caractère. Casgrain idéalise ces hommes d’autrefois : leur courage exemplaire, leur force morale et physique de même que leur grandeur d’âme en font des êtres « parfaits ». Le canotier et l’Algonquin rappellent d’ailleurs les chevaliers du Moyen Âge : ils maîtrisent l’art de la guerre, savent observer avec finesse les règles du savoir-vivre et se montrent aussi poètes (cela leur viendrait du rapport privilégié qu’ils entretiennent avec la nature). Ils peuvent aussi bien tuer sans hésitation un ennemi que pleurer sans retenue la perte d’un être cher. Ce sont enfin des maîtres artisans et des êtres très loyaux.
Quant à Madame Houel, elle est le parfait modèle de la mère chrétienne. C’est un « ange sous une forme mortelle ». Elle est d’une grande tendresse envers son enfant et accepte l’épreuve fatale avec une force morale peu commune. Madame Houel meurt en martyr : portée par sa foi, elle endure sans se plaindre les pires souffrances pour sauver son fils.
À l’opposé de ces personnages qui incarnent la pureté et le bien, se trouve la Jongleuse aussi appelée la Dame aux Glaïeuls. Tous perçoivent sa présence maléfique, mais personne hormis l’enfant ne peut vraiment la voir. Telle la sirène, elle attire ceux et celles qui osent s’aventurer sur les eaux après minuit. La description détaillée de son chant compte parmi les plus beaux passages du texte : c’est une « sorte de mélopée, tantôt plaintive et rêveuse, noyée de mystère et de mélancolie, ondulant sur la lame, flottant dans l’atmosphère et se perdant dans les plis de la brume, soupirs infinis, échos de voix d’anges […] ou bien, vive et légère, découpée en frileuses dentelles de sons, montant et descendant en spirales aériennes, groupe de notes folâtres se tenant par la main ». Casgrain imagine aussi les autres traits de cette étrange méduse (peau écailleuse, yeux de braise, lèvre violette, tête couronnée de glaïeuls, etc.). Enfin, tel un vampire, la Jongleuse se nourrit de la souffrance toute fraîche d’autrui (elle est particulièrement excitée par l’innocence de l’enfant), une souffrance qu’elle se plaît à engendrer par l’entremise des Iroquois.
Mais revenons à la première partie de la nouvelle qui se termine par l’affrontement entre les Iroquois, sous l’emprise de la Jongleuse, et les voyageurs. Casgrain raconte admirablement les coups d’éclat (ruses et stratagèmes), les revirements soudains, les espoirs et les craintes ; jamais les émotions qui se bousculent en chacun des personnages ne sont occultées. La scène est traitée avec une belle intelligence narrative et une grande sensibilité poétique.
La deuxième partie ramène le canotier et le fils Houel sur les lieux de l’horrible défaite. Un très beau portrait de mœurs paysannes ouvre cette partie qui, rappelons-le, se déroule plusieurs années plus tard. Casgrain décrit avec nostalgie l’art du brayage, le travail aux champs que venait interrompre l’angélus, etc. Il ne retient de ces temps passés que la beauté des gestes et des rituels (dimension sacrée) au milieu d’une nature que les ancêtres avaient appris à respecter et à exploiter. Mais que restera-t-il de ces « délicieuses scènes de mœurs qui donn[ai]ent à notre pays sa physionomie caractéristique » lorsque les chemins de fer et les bateaux à vapeur se multiplieront ? Casgrain perçoit le développement de la civilisation comme un danger manifeste.
Enfin, sont racontés dans le détail les supplices vécus par les Houel. La Jongleuse entre d’abord en action et elle se révèle impitoyable (description précise des actes de cruauté perpétrés sur la mère et l’enfant). L’auteur s’intéresse ensuite aux conséquences destructrices et irréversibles du Mal (détresse morale de l’enfant, douleur insoutenable, mort « physique » de la mère, mort « intérieure » de l’enfant). Enfin, la transcendance du Mal est rendue possible grâce à une foi indéfectible (sacrifice « béatifiant » de la mère). Mais Casgrain montre bien que ce combat terrible entre le Bien et le Mal a laissé de profondes blessures dans le cœur des hommes.
L’abbé Henri-Raymond Casgrain propose une version remarquable de « La Jongleuse ». L’écriture est précise et maîtrisée. Et les portraits des personnages comme de la vie paysanne enrichissent le propos. En fait, Casgrain est animé d’un amour authentique pour les gens de son pays et leur histoire, pour leurs rêves et leur imaginaire, de même que pour la nature qui y joue un rôle prépondérant (le fleuve est au cœur du récit). « Dans un pays comme était alors le Canada, couvert d’immenses forêts inexplorées, peuplées de races étranges et à peine connues, tout était propre à entretenir et à fomenter les idées superstitieuses. » « La Jongleuse » est née de ce pays ; Casgrain a fait en sorte que jamais elle ne meure tout à fait… [RP]
- Source : Le XIXe siècle fantastique en Amérique française, Alire, p. 43-45.