À propos de cette édition
Résumé/Sommaire
Une épidémie de visions s’abat sur la ville. Au début, des images « comme des instantanés ou des cartes postales » passent comme l’éclair dans le champ de la conscience. Avec le temps, les visions se prolongent et s’animent. Elles s’entremêlent à la réalité petit à petit, avant de s’y substituer. Comme un miroir, elles renvoient aux victimes les images les plus personnelles, les plus prenantes et les plus efficaces. Toute la population est perturbée, les gens tombent malades, l’industrie et l’administration fonctionnent au ralenti pendant que les cabinets de shamans divers, médecins, charlatans, voyants et soignants sont pris d’assaut. Recroquevillé sur sa petite vie solitaire d’employé de bureau, Horacio Calvati subit les mêmes épreuves, la même torture que les autres. Mais lui, il finit par découvrir comment se prémunir de la contagion. Lorsqu’il veut crier sa victoire cependant, et dire aux autres comment s’évader de leur prison intérieure, il ne trouve absolument personne pour l’écouter.
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Roland Bourneuf plante les décors de Chronique des veilleurs aux quatre coins du temps et de l’Occident. Pour lui, des horizons différents, des périodes historiques oubliées suffisent à créer assez d’étrangeté sans qu’il soit besoin de réinventer le paysage. Il suffit de déplacer un élément du décor, de distordre les perspectives pour engendrer de l’insolite, voire de l’étrange, tout en demeurant réaliste. Et Bourneuf fait dans le réalisme. Il ne devient pas auteur de SF ou de fantastique parce qu’il emprunte, à l’occasion, quelques motifs fantastiques, un procédé de SF ou deux. Ni parce qu’il pratique le même type de distanciation qu’exploitent bon nombre d’auteurs de SF.
De façon nette, en plus des deux textes recensés ici, quatre nouvelles comportent des éléments surnaturels ou fantastiques, mais sous forme d’allusions, de bribes de rêves, de silhouettes évadées d’une imagerie mythique ou religieuse. Il peut s’agir d’une figure de style, par exemple : « Il faut s’envelopper le visage pour éviter le souffle des génies, le frôlement des ailes invisibles », qui ouvre une porte sur un autre monde. Ces rares passages n’ont cependant aucune incidence sur l’intrigue et n’occupent qu’un espace réduit dans les nouvelles où on les rencontre.
Venons-en au présent texte qui, comme les autres – sauf le dernier – n’a pas de titre. Pendant que l’organisation sociale se déglingue, pas une voix ne s’élève pour nommer le mal, chacun se replie sur soi, il ne reste personne à qui confier sa détresse, sinon les professionnels appointés à cette fin. Dans une longue métaphore sur la solitude et la non-communication, le lecteur vit l’épidémie de visions par l’entremise d’un personnage qui attend, qui veille, qui ressent l’imminence de quelque chose. Cet Horacio Calvati, on le croirait sorti de Gogol ou de Kafka : ni héros ni zéro, il occupe pourtant tout l’espace narratif. Sans âge, vaguement anachronique, étranger partout, il attend sans trop savoir quoi au juste. Intuitivement, dirait-on, il sait comment interpréter les signes, n’importe quels signes, même s’il les perçoit pour la première fois. Son attitude attentive et son ouverture lui donnent une meilleure compréhension de la réalité, une plus grande sensibilité au temps qui passe ; elles lui facilitent l’acceptation des événements en même temps qu’elles confèrent plus d’intensité à des choses banales autrement.
Ici, la chronique du veilleur prend la forme d’un témoignage lucide et serein, qui contraste avec le maelstrom de drames qui se bousculent alentour. Malgré les conditions adverses que l’écrivain lui impose, le personnage du veilleur garde le feu sacré, il trouve l’énergie de persister. Et c’est lui qui a raison : il finira bien, après tout, par découvrir le remède à la maladie des visions. Ce remède, comme le mal qu’il traite, vient de soi, du plus profond de soi où il faut retrouver des souvenirs heureux, des marques de moments précieux, des fragments de bonheur. Les prisonniers de leur cinéma intérieur ne pourront se libérer qu’en puisant en eux-mêmes les traces d’extases anciennes ou de sentiments enivrants.
Comme dans la plupart des textes du recueil, le thème de l’attente, de l’expectative, revient dans ce texte qui commence par « Le 20 avril… ». Et ici comme ailleurs, la tension de l’attente anime l’intrigue. Mais qu’attendent-ils donc aussi placidement, ces veilleurs si soumis ? La plupart du temps, nul ne sait. Il se pourrait qu’ils « cherchent quelque chose qui n’a peut-être pas de nom ». (p. 89). Il arrive même qu’ils ne semblent pas attendre du tout, ou qu’ils n’aient pas conscience d’attendre.
Dernière chose : ce texte se prête bien à une lecture SF, autant à cause de son propos – en transposant notre réalité où l’image et les écrans construisent les murs de notre prison intérieure – que par son argument de départ : « Et si une épidémie de visions se répandait… » [RG]
- Source : L'ASFFQ 1993, Alire, p. 31-33.