À propos de cette édition
Résumé/Sommaire
Quelque part dans l'après-XXe siècle, un étudiant en littérature – dont on ne saura jamais le nom – accepte de travailler pour le Réseau mondial de téléfiction. La téléfiction a déclassé l'imprimé depuis un bon moment, même si ses concepteurs pillent les schémas narratifs de la littérature universelle en les adaptant aux différents publics visés.
Le Réseau demande à l'étudiant de participer à la conception d'une nouvelle téléfiction qui permettrait au « téléspectateur » de créer ses propres intrigues : sorte de cinéma mental en somme, qu'on appellerait la psivision. Avec Mayer, son employeur, le jeune homme se rend dans un laboratoire de recherches situé dans un atoll du Pacifique. Là, ils découvrent que si on joint les techniques de la prospective à celles de la psivision, il devient dorénavant possible de programmer la réalité, donc d'engendrer des réalités nouvelles. Ils tentent alors une expérience : inventer un univers dans lequel on peut détourner les fonds de certaines entreprises pourtant inviolables, en décodant leur code informatique indécodable. Dans cette fiction, Mayer jouera le rôle du pirate, l'étudiant celui du sécrétaire de Jos Larsan, célèbre enquêteur de la Police Préventive.
Au cours de son enquête policière, le jeune homme découvre que la solution des crimes industriels est imaginaire, fictive. Il conduira Larsan dans le Pacifique, sur une île mythique, irréelle, ne figurant sur aucune carte. Ils y trouvent un laboratoire, une cabine de psivision et un inconnu (Mayer) branché au complexe. C'est ainsi qu'ils comprendront que leur réalité est une projection d'une autre réalité, celle de Mayer. L'étudiant se branchera à son tour à la psivision, afin d'assurer la pérennité de cet univers fictif.
Commentaires
Résumer cette nouvelle de Jean-Pierre April n'est pas une sinécure, car l'histoire est loin d'être racontée dans l'ordre chronologique. Elle se compose plutôt de deux récits qui alternent, le premier mettant en scène l'étudiant et Larsan, le deuxième l'étudiant et Mayer. Croyant d'abord avoir affaire à de simples récits parallèles (où l'un serait un flash-back par exemple), on ne voit pas du tout le lien existant entre les deux. C'est peu avant la fin que l'on comprend la structure du texte : le récit étudiant-Larsan (enquête sur les crimes perpétrés par l'informatique) est un récit second, faisant partie du récit étudiant-Mayer (mise sur pied de la psivision, expérience sur un monde fictif parallèle). Le récit Mayer se tourne alors vers le récit Larsan, il le rejoint en l'englobant. Lorsque l'étudiant et Larsan arrivent dans l'atoll, il se produit un phénomène identique, mais dans le sens contraire : le récit Larsan renvoie au récit Mayer (qui renvoie au récit Larsan !).
Parce que le contenu de la nouvelle est extrêmement chargé, on n'en finirait plus d'élaborer sur ses thèmes. L'univers décrit en est un où règnent l'image et par conséquent les apparences. Par la logique interne de son œuvre, l'auteur est amené à jongler avec les concepts fiction-réalité. Comme les personnages finissent par apprendre qu'ils vivent dans une fiction (comme dans Le Maître du Haut Château de Philip K. Dick), la question principale posée par la nouvelle devient : Qu'est-ce que la réalité ? Voilà une interrogation très dickienne et personne ne doute qu'April puise parfois à la même source que l'écrivain américain.
Autre thème central : la perte de liberté chez les individus par la manipulation des consciences et l'uniformisation des habitudes. Les instruments privilégiés des pouvoirs dans cette entreprise sont la télévision devenue téléfiction (et éventuellement psivision), véritable stupéfiant électronique qui abolit l'individualité et la conscience personnelle. L'informatique appliquée aux programmes politiques des gouvernements et à la prospective transforme les citoyens en pions. Même les politiciens ne sont plus que des marionnettes. La planète entière est uniformisée à l'américaine, bétonnée et grise. Le monde vit au rythme de sigles lourds comme la musique heavy metal. Un village global recouvert d'un smog universel.
Heureusement, un certain humour filtre de cette description, un humour cynique, qui ne se gêne pas pour donner quelques coups de griffes. L'utilisation fréquente de termes spécialisés en littérature et en informatique, ainsi que de nombreux néologismes apriliens, rend la lecture souvent ardue. Mais je me demande si cela n'est pas réfléchi, afin de rendre l'écriture de la nouvelle conforme à son contenu.
Vue sous un certain angle, on peut considérer « La Machine à explorer la fiction » comme un polar. L'un des principaux personnages, Larsan, est un flic caricatural et on songe aussitôt à l'inspecteur Colombo avec son imperméable froissé. Comme dans les romans policiers classiques, c'est lui qui, à la fin, apporte la clé de l'énigme. L'étudiant-héros se spécialisait d'ailleurs en littérature policière à l'université et les références aux flics célèbres sont nombreuses dans la nouvelle (Holmes, Rouletabille, Kojak…).
Ce texte est donc une œuvre complexe, brillante parce que réussie. En plus d'avoir produit une nouvelle pleine de significations, April a mené à bien un jeu littéraire qui s'annonçait parsemé d'embûches. « La Machine à explorer la fiction » est le meilleur texte d'April que j'ai lu. [DC]
- Source : L'ASFFQ 1985, Le Passeur, p. 14-16.