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Publié à une époque où le paysage littéraire québécois ne faisait pratiquement aucune place à la fantasy, Le Mage de Chandernagor, de René Ouvrard, est unique en son genre. Il s’agit d’un recueil de huit nouvelles de fantasy destinées à un jeune public (la collection Rose des Vents, dans laquelle est paru l’ouvrage, étant conçue pour les jeunes de dix à quinze ans) qui tire son titre de la première nouvelle du recueil. La présence de cette nouvelle dans l’ouvrage a d’ailleurs de quoi surprendre, tant elle est différente, autant de par le propos que de par le style, des autres nouvelles. Mais nous discuterons de cela plus loin. Pour l’instant, contentons-nous de noter que « Le Mage de Chandernagor » constitue, et de loin, le meilleur récit du recueil.
Ce n’est pas que les autres nouvelles soient mauvaises, mais elles sont moins surprenantes et plus enfantines que la première. Elles se déroulent toutes dans le pays d’Utopie (c’est-à-dire « nulle part ») et constituent une véritable suite narrative. En effet, la deuxième nouvelle met en scène Tilburce IV, roi d’Utopie ; la troisième raconte comment sa fille, Myriam, s’est choisi un époux ; la quatrième met en scène Mir et Pic, fils jumeaux de Myriam et de son mari, Jean ; la cinquième relate un épisode survenu dans la vie de Mir, devenu à son tour roi d’Utopie ; la sixième raconte pourquoi Mir appelle Pic à régner avec lui ; finalement, la septième et la huitième nouvelles relatent différents événements de la vie du prince Jean, fils de Pic et de son épouse.
Bref, pour reprendre la formule qu’ont employée Vincent Nadeau et Stanley Péan pour parler de certains ouvrages, le recueil d’Ouvrard « emprunte à la nouvelle son caractère fragmentaire et délibérément incomplet et au roman sa continuité et sa cohérence interne ». Cette cohérence vient du fait que les sept nouvelles qui suivent « Le Mage de Chandernagor » se déroulent dans le même univers, un pays situé nulle part où existent les licornes, la sorcellerie et la magie. C’est Mir qui est le sorcier, lui qui, grâce à sa prodigieuse mémoire, a l’impression de tout savoir des connaissances de son temps et se lance dans l’étude et la pratique des sciences occultes. Le pays sur lequel il règne est un monde archaïque, comme le révèle le vocabulaire utilisé par l’auteur, qui emprunte beaucoup au langage médiéval : on parle de manants, de serfs et de vilains, de seigneurs, de pages, de vassaux, de hérauts, de troubadours, de portefaix, d’écus, de chausses, de gabelles, et j’en passe.
Le monde d’Utopie appartient donc à l’univers de la fantasy, mais nous nous en voudrions de ne pas mentionner que cet univers n’est pas complètement imperméable. En effet, on retrouve dans les nouvelles quelques éléments qui appartiennent plutôt au merveilleux, comme les fées qui viennent visiter les bébés au berceau pour les combler de tous les dons (ce qui a été fait pour Myriam, pour Mir et Pic, pour Jean) de même que des arbres et des ruisseaux qui parlent. Ce sont en partie ces derniers éléments qui font que les nouvelles apparaissent quelquefois enfantines. Cette impression vient aussi du fait que certains récits ont des allures de fables ou de contes de fées. Par exemple, la nouvelle « Le Marchand de lunettes » a tout d’une fable où la moralité serait que l’herbe n’est pas plus verte chez le voisin, qu’il faut savoir apprécier ce que l’on a ; « Myriam et ses trois grains de sagesse » ressemble, autant de par son propos (la belle Myriam, qui a reçu des fées tous les dons, cherche l’époux de ses rêves et le trouve) que de par son style et sa conclusion, à un conte de fées d’un autre temps.
Ce côté enfantin, de même que l’absence de chutes véritables à la fin des nouvelles, sont sans doute responsables du fait que d’aucuns ont considéré Le Mage de Chandernagor davantage comme un recueil de contes que comme un recueil de nouvelles de fantasy. Quel que soit le camp pour lequel on penche, il ne faudrait cependant pas oublier que toutes les nouvelles se déroulent dans un univers qui appartient, lui, à la fantasy. Les thèmes abordés, quant à eux, ne sont pas spécifiques à la fantasy, mais ce sont des sujets susceptibles d’intéresser les jeunes. On parle beaucoup d’amitié, de coopération, d’entraide, et surtout de la quête du bonheur. Ce thème est d’ailleurs admirablement exploité dans les nouvelles et si nous ne devions nommer qu’une seule raison de lire le recueil, ce serait celle-là. Il y a quelques belles leçons à en tirer.
Revenons maintenant à la nouvelle qui donne son titre au recueil. Contrairement aux autres, ce récit ne se déroule pas en Utopie, mais à Chandernagor, une ville des Indes. Il y est question d’un mage qui possède le mystérieux pouvoir de donner des rêves à ceux qui le lui en demandent. Le narrateur de cette nouvelle n’est pas extérieur à l’histoire, comme c’est le cas dans les autres récits du recueil, mais il est le héros de sa propre histoire, c’est un narrateur autodiégétique. Sans vouloir en dire trop, mentionnons simplement que c’est en grande partie grâce à cette subjectivité que la chute de la nouvelle est tellement surprenante et déconcertante. Le récit est original, il étonne, et c’est pour cette raison qu’il aurait dû être placé à la toute fin du recueil, pour créer la surprise. Au lieu de cela, il est placé au tout début, ce qui crée une attente chez le lecteur qui ne peut faire autrement que d’être déçu à la lecture des autres nouvelles, qui sont loin d’être aussi efficaces.
Un mot, finalement, sur la langue et sur le style. Sans vouloir être condescendant, disons que Le Mage de Chandernagor n’est pas un ouvrage à lire pour ses qualités littéraires. Le style est très souvent maladroit (l’auteur passe sans raison du présent à l’imparfait, les tournures de phrases sont quelquefois étranges, les phrases ne coulent pas, elles sont souvent raboteuses) et les fautes sont légion. Ce n’est pas parce que l’on s’adresse à un jeune public qu’il faut laisser passer de telles choses. Néanmoins, à cause de son caractère unique (il s’agit, à notre connaissance, du seul recueil de fantasy à avoir été publié au Québec dans les années 1960), Le Mage de Chandernagor est une œuvre à connaître. [SN]
- Source : La Décennie charnière (1960-1969), Alire, p. 143-147.
Références
- Brunet, Marie-Élisabeth, Dictionnaire des écrits de l'Ontario français, p. 506.
- Vincent, Thierry, Lurelu, vol. 19, n˚ 1, p. 55.