À propos de cette édition
Résumé/Sommaire
Jean-Yves Lamer est un écrivain obscur qui entame une retraite d’écriture dans un village du Bas-Saint-Laurent, Cap-Fantôme. Quand il réclame un meuble approprié pour écrire, l’hôtelier sort du grenier un vieux secrétaire et Lamer extrait du meuble un manuscrit jauni. Il rêve ensuite qu’il l’a pêché au sein des tripes d’un fonctionnaire éventré dans une chambre voisine. Malgré le cauchemar associé à cette trouvaille, le manuscrit est sans intérêt et Lamer s’évertue plutôt à trouver l’inspiration pour son propre roman.
Son courrier l’irrite, car ses rivaux se font publier – ou critiquent ses propres écrits. Lamer se met à soupçonner les employés de l’hôtel d’être de mèche avec ses rivaux. Pour se désennuyer, il courtise une peintre locale, mais elle a déjà un amant, Marcellin Duverger.
Entre les chapitres de l’histoire de Lamer s’intercalent les chapitres du roman découvert dans le secrétaire, intitulé Adeline. Celui-ci se passe dans le manoir des Davard à proximité du village de Granverger. Adeline est une servante chez la vieille Stéphanie Davard-Spencer. C’est la fille de seize ans de Mathilde, la cuisinière, mais son physique plantureux lui vaut déjà les attentions insistantes de Louis-Alexis Davard. Ce dernier est un homme plus âgé, qui anime un cercle d’adorateurs du démon Abaldurth et qui se sert de sa cousine Isabelle comme médium.
Toutefois, la tante Stéphanie apprend avec colère qu’Isabelle fréquente le fossoyeur du cimetière, ce qui horrifie également Louis-Alexis quand il surprend les remontrances de la vieille aristocrate. Lui-même imbu de préjugés de caste, il capture l’amant de sa cousine et le torture à mort. La disparition de son amant désespère Isabelle et Louis-Alexis doit se rabattre sur un nouvel instrument, Adeline, qui a également des dons extrasensoriels. Après l’avoir séduite, puis envoûtée, il tire d’elle un ectoplasme qui fait mourir de peur tante Stéphanie. Quand Louis-Alexis fait de nouveau appel à Adeline pour obtenir un aperçu de l’avenir, elle est possédée par l’esprit de la défunte Stéphanie qui montre à Adeline qu’elle sera immolée en compagnie de sa mère par les adorateurs d’Abaldurth.
Toujours en panne d’inspiration, Lamer visite les ruines d’un monastère à proximité. Le cloître appartenait à l’ordre des cilisquins, qui est mentionné dans Adeline, et Lamer est étonné d’entendre sur les lieux une musique de Satie dont il n’arrive pas à repérer la source.
Il est à bout. Il se rend compte qu’il a tiré ses quelques idées pour un roman embryonnaire de sa lecture d’Adeline et il découvre qu’Adeline figure désormais sous la forme de fichiers informatiques sur certaines disquettes de son ordinateur. Lamer est persuadé que des complices de ses rivaux veulent ruiner sa réputation. Il cherche alors à surprendre sur le fait la personne qui transcrit le manuscrit à son insu, mais rien ne marche. Pas plus les fils tendus dans le noir qu’un appareil photo caché, puis une caméra. À croire qu’il est somnambule…
En même temps, Lamer se renseigne sur l’auteur d’Adeline qui a séjourné à Cap-Fantôme en 1965. Abel Duverger se mourait du cancer et il s’est pendu dans sa chambre d’hôtel après avoir essuyé un énième refus d’un éditeur. Il parle en rêve à Lamer, qui déniche dans une pochette jointe au manuscrit des preuves de la réalité des personnages du roman, sinon des incidents fantastiques.
Les événements se précipitent. Lamer comprend qu’Abel Duverger tentait de venger sa mère, Adeline, en révélant la vérité sur les Davard, mais que les refus orchestrés par un Davard l’ont réduit au suicide. Lamer a contacté Marcellin Duverger, le fils d’Abel, qui soupçonne le Réginald Davard en question d’avoir maquillé un meurtre en suicide. Devenu le secrétaire d’une ministre de la Culture, le vieux Davard commet l’erreur de coucher dans le même hôtel que Lamer, ce qui permet au rêve prémonitoire du début de se réaliser lorsque le vieil homme est étripé par Marcellin, qui a acquis la certitude qu’il vengeait ainsi son père dont le spectre hantera encore longtemps Jean-Yves Lamer.
Commentaires
Le titre est un horrible jeu de mots. Le manuscrit au cœur du roman est découvert dans un compartiment caché d’un vieux meuble, mais Lamer rêve aussitôt qu’il l’a retiré des entrailles d’un homme éventré qui est le secrétaire de la ministre de la Culture. Lorsque Lamer s’en désintéresse, le manuscrit ne cesse de se retrouver sur les disquettes ou à l’écran de l’ordinateur posé sur le secrétaire.
Sernine multiplie d’ailleurs les jeux de mots et les clins d’œil. Le personnage principal est un auteur amer, Jean-Yves Lamer. Il a pris en haine un rival, Daniel Séguin, et un critique, Michel Serine. La ministre Lise Fruité-Albert renvoie à Liza Frulla-Hébert et le critique littéraire Régis Savard, anciennement Réginald Davard, peut rappeler un certain Réginald Martel. On a aussi droit à une revue appelée Invente, qui « sera le dernier refuge des textes refusés » (p. 146) et qui pourrait viser la défunte revue imagine… Comme l’auteur brouille les cartes, ces allusions semblent souvent gratuites et sans grande utilité dans un roman qui exploite plutôt le registre tragique.
En fait, Manuscrit trouvé dans un secrétaire offre au lecteur deux romans pour le prix d’un grâce à l’entrelacement des chapitres des deux histoires. L’ouvrage de la littérature québécoise qui se rapproche le plus de l’œuvre de Sernine, c’est peut-être La Déesse brune (1948) d’Albert Gervais. Un personnage du roman se fait donner un manuscrit intitulé La Déesse brune qu’il lit sans soupçonner que le protagoniste de l’histoire enchâssée dans le roman est le vieil homme qui lui a confié le manuscrit. Le fantastique est moins affirmé, même si une sorcière montagnaise prétend envoûter le protagoniste. (Des magies autochtones apparaissent dans « Le Sorcier d’Aïtétivché », 1979.) Des préjugés de race plutôt que de caste font de la liaison entre la belle Kiskasi et le jeune colon canadien un amour interdit que le colon devra expier. Détail curieux, les ruines d’un monastère jouent également un rôle dans le roman de Gervais.
Néanmoins, le roman de Sernine s’enracine beaucoup plus clairement dans le cycle de Neubourg et Granverger. L’histoire d’Adeline annonce les événements décrits dans Le Cercle violet (1984), mais l’histoire de Jean-Yves Lamer permet à l’auteur d’ancrer le cycle dans la réalité québécoise contemporaine. Granverger est situé à la frontière du Maine, près de Saint-Just-de-Bretenières, et les personnages du cycle s’inscrivent désormais dans l’histoire du XXe siècle (Seconde Guerre mondiale, crise de la conscription, édition québécoise des années soixante). Si on ne tient pas compte des récits secondaires, le cycle se termine comme il avait commencé, avec la mort d’un Davard.
En tant que roman, Manuscrit trouvé dans un secrétaire est frustrant. Sernine a le courage de camper un anti-héros : un personnage acariâtre, bougon et près de ses sous, qui se juge aussi sévèrement qu’il juge les autres. Le portrait est si poussé qu’il verse dans une certaine complaisance quand il souligne l’abjection de l’auteur qui souffre d’envier le succès d’autrui. Ce qui reste ambigu, c’est dans quelle mesure Lamer est réellement inepte et dans quelle mesure il subit l’emprise du manuscrit hanté d’Abel Duverger.
Sernine voulait-il signer une mise en abyme satirique d’un certain type de roman québécois axé sur l’impuissance du héros ? En même temps, la critique en filigrane de l’héroïsme conventionnel est claire puisque l’ouvrage oppose les velléités et les maladresses de Lamer aux actions efficaces mais maléfiques des antagonistes. Lamer finit toutefois par maîtriser les événements en les comprenant, ce qui le délivre en partie du délire paranoïaque qui s’était emparé de lui. Simple témoin du drame final, il reste hanté par Abel Duverger, cet auteur raté et persécuté dont il s’est senti si proche par moments.
Outre la dimension humaine procurée par le portrait d’un écrivain vulnérable, la dimension fantastique est indubitable dans les deux textes. Si le surnaturel est une évidence dans Adeline, il s’impose à Lamer quand celui-ci a exclu toutes les autres explications. Les manifestations fantastiques s’enchaînent au fil des pages : le rêve initial du meurtre de Régis Savard, la musique de Satie dans les ruines du monastère puis ailleurs, le roman qui s’écrit tout seul à l’ordinateur, l’apparition du fantôme de Duverger à des témoins extérieurs et les visions récurrentes de Lamer, soit du secrétaire fatidique, soit de l’écrivain pendu. L’effet de ce basculement est de rendre aux faits et gestes des personnages toute leur importance. Quand l’incertitude ne paralyse plus, le dénouement ne dépend plus que des choix individuels.
D’une part, le roman plaira aux amateurs de Sernine parce qu’il complète de belle façon l’épopée des Davard en terre d’Amérique et parce qu’il permet à l’auteur d’exploiter une autre facette de son talent. D’autre part, il faut avouer que le roman souffre de son ancrage réaliste. Si on écarte la menace existentielle du réveil d’un démon ancien, l’intrigue ne repose plus que sur un fait divers qui a ensanglanté un village reculé du Québec, un siècle auparavant. Or, Sernine ne tente pas de faire entrer Abaldurth dans le cadre du Québec moderne, l’abandonnant au roman gothique d’Abel Duverger, et il ne nous donne des victimes qu’un portrait stéréotypé, filtré par la prose primaire de Duverger.
Du coup, le questionnement d’un passé ancien qui cache des horreurs répréhensibles ne prend qu’une ampleur limitée. Un thriller plus récent, comme Les Hommes qui n’aimaient pas les femmes (2005) de Stieg Larsson, a pourtant démontré qu’il était possible de donner à une affaire sordide une résonance qui transcendait son enracinement particulier et qui remettait en cause les secrets longtemps enterrés d’une certaine classe sociale dans un pays donné.
L’histoire d’Adeline se déroule en 1899. Elle est présentée comme une fiction fondée sur des faits réels, mais rien n’indique que Lamer cherchera à en savoir plus long que ce qu’il a pu apprendre par les coupures de journaux d’Abel Duverger. En fin de compte, le point culminant du roman, c’est la mise à mort d’un ancien critique littéraire, qui précède de peu l’offre qu’on fait à Lamer d’un emploi de lecteur dans une maison d’édition. Tout est bien qui finit bien : il y a un critique de moins dans le monde littéraire québécois et un auteur rémunéré de plus. Malgré toute l’ingéniosité de la jonction des deux romans et des univers fantastique et réaliste à l’intérieur du même volume, Manuscrit trouvé dans un secrétaire n’est peut-être en définitive qu’un fantasme d’écrivain, jusqu’au titre qui comble le vœu de nombreux ambitieux qui aimeraient publier un livre sans avoir eu à l’écrire. [JLT]
- Source : L'ASFFQ 1994, Alire, p. 161-164.
Prix et mentions
Prix Boréal 1995 (Meilleur livre)
Références
- Bélil, Michel, imagine… 71, p. 144-145.
- Bertin, Raymond, Voir (Québec), 16/22-02-1995, p. 20.
- Bonin, Pierre-Alexandre, Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec IX, p. 513-514.
- Gervais, Jean-Philippe, Solaris 111, p. 66.
- Morin, Hugues, Temps Tôt 34, p. 46-47.
- Pelletier, Francine, Samizdat 25, p. 32-33.
- Villemaire, Louise, Lectures, mars 1995, p. 22.