À propos de cette édition
Résumé/Sommaire
Philippe, un enfant de cinq ans très peu hardi, est soudain fasciné par un immense camion « gros comme un monstre » qui ramasse les meubles et les matériaux encombrants. Son père, fort d’une expérience abominable survenue dans son enfance, a peur de ce qui pourrait se produire. Il interdit formellement à son fils de s’approcher de ces monstres ; il propose cependant que Philippe et lui les regardent ensemble par la fenêtre. Une suite de retards, de ralentissements et d’appareils qui déraillent fera en sorte que le père n’arrivera pas à temps. Ordinairement très obéissant, le jeune Philippe, poussé par la curiosité et complètement hypnotisé par la vue de ces monstres, avancera inconsciemment à petits pas.
Commentaires
« Les Monstres » porte sur le passage obligé que vit un petit enfant, en route vers de nouvelles découvertes qui lui procureront une certaine émancipation. En effet, Philippe reproduit ce que tous ont fait avant lui : s’éloigner de la maison, aller vers la rue, vers l’inconnu et, donc, vers l’interdit. Pour ce, il lui faut passer de l’invisible, c’est-à-dire un dédale de cours arrière et de ruelles labyrinthiques, au visible : la rue, les alentours, là où tout peut survenir. Surtout, il devra franchir une limite, concrètement représentée par celle du terrain de la résidence familiale. C’est donc en désobéissant à son père (qui avait pourtant placé en lui une confiance « aveugle ») que Philippe pourra enfin voir le fameux « monstre » et que surviendra – peut-être – ce qui, dès le départ, est appréhendé par les parents : un accident ou une disparition.
Même si le père craint qu’un malheur arrive inopinément, c’est bien lui qui, malgré lui, poussera son fils à agir. En l’occurrence, c’est la seule pensée du père, obsédé par un événement jadis arrivé à son propre jeune frère qui n’a jamais été retrouvé, qui précipite l’action. Philippe, qui au début n’osait pas descendre seul à la cave remplie d’ombres et qui s’était même fait peur en inventant un tas de créatures, commence à se passionner pour cette histoire de monstres qui ramassent les vidanges et que son père regrette maintenant d’avoir raconté. Dans le contexte de cette nouvelle, on peut aussi imaginer le « Monstre » comme cet être fantastique des légendes et de la mythologie qu’il faut combattre. Un démon intérieur en quelque sorte.
Disons-le d’emblée : il s’agit bien ici de fantastique classique. L’emploi d’adverbes favorables à l’apparition d’un événement extraordinaire tels que « curieusement », « inconsciemment », ainsi que celui d’autres expressions propres au champ lexical du surnaturel comme « sans s’en rendre compte », « à son insu », « malgré ma volonté » traduisent bien le fait que « les choses » peuvent se produire d’elles-mêmes, contre le gré des personnages. Il y a surtout, dans cette nouvelle, ce héros typique qui sait que ce qu’il va raconter est invraisemblable : « c’est un peu gros comme histoire, j’hésiterais à le croire si un autre la racontait », reconnaît-il.
Comme dans tout bon fantastique classique, ce dernier n’a jamais fait part à qui que ce soit (pas même à sa femme) de ce qu’il va raconter pour la première fois, dans un récit enchâssé au cours duquel il ira parfois d’explications tout à fait rationnelles. Bien sûr, afin de contrebalancer les assises du supposable, le récit est aussi basé sur la modalisation – c’est-à-dire sur l’usage d’une forme verbale par laquelle on montre que l’on doute partiellement de ce que l’on est en train de déclarer –, tel l’abondant usage du verbe croire (ils ont cru que, s’il y croyait, il crut vraiment…) et celui de l’adverbe « sans doute », qui revient par à-coups.
De fait, l’oscillation incessante entre l’hésitation, essentielle au récit, et l’acceptation, voire la corroboration par les personnages de cette réalité qui s’impose, de surcroît mise à profit par l’emploi des verbes comprendre (il comprit vaguement que), réaliser (il réalisa que), savoir (elle sut immédiatement, il sut sans aucun doute) et confirmer (cette vision lui confirma que) contribuent tant à l’adhésion du lecteur qu’à celui des personnages. Bref, tout est là : la description des manifestations physiques de la peur, des circonstances énigmatiques, des indices qui préparent tout le monde à la perception et à la survenance d’une réalité surnaturelle, un jeu entre la vue (un sens grandement sollicité) et de spécieuses visions qui détermineront la fin sans toutefois l’expliquer.
Bien sûr, moult tergiversations entre le réel et l’imaginaire ont cours et ce que raconte l’instance discursive est sujet à interprétation : « c’était un monstre véritable » dira un personnage, cherchant à se convaincre de la véracité des événements. Fait intéressant, on sait que, jadis, le fantastique classique se déroulait souvent dans un décor surnaturel ou une maison en retrait. Ici, rien de tout ça. Larochelle parvient à planter son décor en pleine ville ; ce n’est que l’inexpérience d’un enfant de cinq ans qui méconnaît les alentours qui font office d’isolement ; la solitude est intérieure.
Grâce à cette nouvelle, Roland Larochelle fut, à juste titre, finaliste pour le prix Solaris en 1994. La gradation est excellente, l’ébranlement nerveux, les hallucinations, l’illusion et le rêve sont au rendez-vous, l’histoire est une belle métaphore, l’atmosphère est propice au fantastique et, sur le plan formel, il n’y a rien à redire. [MN]
- Source : L'ASFFQ 1994, Alire, p. 102-103.