À propos de cette édition

Éditeur
Le Cercle du Livre de France
Genre
Hybride
Longueur
Recueil
Format
Livre
Pagination
145
Lieu
Montréal
Année de parution
1965

Résumé/Sommaire

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Commentaires

Quelle découverte que ce recueil de nouvelles ! Claude Mathieu s’y révèle le père spirituel de plusieurs fantastiqueurs des années 80. Je pense particulièrement à Gaétan Brulotte, à Gilles Pellerin et à Thomas Pavel, sans oublier Négovan Rajic. Il y a un courant d’inspiration qui rassemble ces écrivains différents dont la source pourrait bien être l’œuvre de Claude Mathieu.

L’auteur a toujours été effacé et sa mort, survenue en 1985, est passée à peu près inaperçue dans le monde des lettres québécoises. À la lecture de son recueil, on est porté à croire que les personnages sont la projection quasi conforme de la personnalité de Mathieu. On le soupçonne de ressembler à ses personnages, discrets, humbles et absorbés dans une tâche colossale à laquelle ils consacrent entièrement leur vie. Vivent-ils ? Leur travail a-t-il une utilité ? Tant qu’ils ne se posent pas de questions, ils sont heureux. Mais vient un moment dans une recherche de longue haleine où le doute s’insinue. C’est cet instant qui intéresse l’écrivain car l’homme devient vulnérable et prend conscience de sa petitesse et du caractère éphémère de son existence. C’est à ce moment-là qu’il doit se mesurer au temps. Inutile de dire que le combat est inégal. Je reviendrai plus loin sur le thème du temps qui m’apparaît le sujet de réflexion majeur de ce recueil de sept nouvelles.

Il y a dans La Mort exquise une valorisation de la recherche du savoir, de la quête de la connaissance, cette entreprise intellectuelle étant, aux yeux de l’auteur, ce qui fait la grandeur et la spécificité de l’homme. « À certains instants d’illumination soudaine, il entrevoyait la certitude que, par l’accumulation d’enquêtes systématiques et exhaustives sur des sujets déterminés, l’homme pourrait en arriver à connaître tout du monde et à lui arracher son secret. » (p. 78) Le caractère utopique de cette tâche ne doit cependant pas nous échapper. Claude Mathieu n’est pas dupe. Aussi y a-t-il dans son recueil une mise en garde contre l’érudition à outrance, contre une intellectualisation qui a pour conséquence la déshumanisation de l’homme.

L’auteur utilise de façon récurrente une image pour exprimer cette régression qui menace l’homme. « Ainsi donc, comme le font les lombrics avec la terre, ces savants mangeaient des mots, les évacuaient sous la forme d’un infini cordon de fiches et se propulsaient de cette manière dans le sol obscur et compact de la science ? » (p. 74) Le recueil de Claude Mathieu reflète toute l’ambiguïté de la position de l’auteur face à l’engagement intellectuel de l’homme. Où se situe la vraie vie ? Dans les arcanes du savoir ou dans le train-train quotidien ? « Des initiés garderaient à jamais dans ces abîmes les secrets de la vraie vie, pendant que des humains, de générations en générations, de siècles en siècles, de millénaires en millénaires, du singe au robot, auraient sur la surface de la terre l’illusion de vivre. » (p. 79)

Ce n’est pourtant pas si simple car les personnages de Mathieu vivent une solitude terrible causée par une sorte d’autisme intellectuel. Cette solitude apparaît comme l’antichambre naturelle de la mort, ce vers quoi se dirige par exemple l’héroïne de la nouvelle « Les Dîners chez Rachel » quand elle décide d’éloigner un à un ses invités. « La Mort exquise » traduit de façon très prégnante le doute existentiel qui ne peut manquer d’atteindre un jour l’intellectuel. Et parce que Claude Mathieu fut lui-même un érudit, son questionnement nous touche doublement car il soulève le voile sur les déchirements qu’il a dû vivre. Tout est question de dosage, ce que ne semblent pas avoir compris les personnages du recueil emportés par un absolu qui les consume totalement.

Cette dévotion à la tâche s’explique peut-être par leur rapport au temps. Ils ignorent superbement le temps mais on n’échappe pas au temps : il finit toujours par nous rattraper. Ainsi, le professeur Mark Cecil Black, dans la magnifique nouvelle « Le Pèlerin de Bithynie », retrouve son passé de citoyen romain quand il déterre les ruines d’un autel dressé en l’honneur de la déesse Cybèle. La découverte de l’inscription qu’il a mis toute sa vie à chercher lui révèle enfin le secret de sa quête existentielle, le sens de la vie : la mort.

Tant que l’écrivain de la nouvelle « L’Auteur du “Temps d’aimer” » ne sait pas qu’il réécrit l’œuvre d’un écrivain français ayant vécu au siècle précédent, il poursuit une carrière honnête et discrète. La révélation publique du secret et sa révélation à lui-même le conduisent au suicide. L’aboutissement de la recherche de la connaissance est synonyme de mort, de pétrification dans l’œuvre de Claude Mathieu. La pire des choses qui peut arriver à un homme, c’est la certitude car dès lors, son existence n’a plus de raison d’être.

L’auteur livre dans La Mort exquise un plaidoyer en faveur du doute et fuit les idéologies, leur principal matériau étant les certitudes inébranlables. C’est peut-être cela qui explique l’absence d’une réalité socio-politique québécoise dans ce recueil à une époque où l’affirmation nationale commençait sérieusement à préoccuper les écrivains québécois. Mais je ne crois pas que l’universalité du propos de Mathieu et le refus de la couleur locale s’expliquent par la conception du temps que l’auteur a développée dans ses nouvelles.

Pour lui, le temps n’est pas divisible en passé, présent et futur. Tout est confondu, ce qui rend possible la présence de Marcus Cécilius Niger dans notre siècle. De même, les œuvres qui représentent l’héroïne de « Fidélité d’un visage » à diverses époques marquent le caractère atemporel de son existence. Cette conception amène l’auteur à décréter la négation du temps historique, qui n’est qu’une invention pour appréhender le réel. « Le temps ne serait-il qu’une maladie de notre cerveau trop infirme et borné pour pouvoir saisir le monde sans le découper en tranches successives ? » (p. 106) On voit mal dans ce cas comment l’auteur pourrait être sensible aux transformations sociales et politiques qui s’opèrent dans la société québécoise au milieu des années 1960.

La Mort exquise s’inscrit en marge de la production de l’époque par ses thèmes et par son traitement fantastique. Cette tradition de la recherche savante, cette sacralisation du livre qui donne lieu, dans « Présentation de la Bibliothèque », à la transformation d’un pays en une immense bibliothèque, représentation mégalomane de la bibliothèque d’Alexandrie, éveillent peu d’échos dans la société québécoise encore jeune. Pourtant, malgré qu’elle se nourrit de la culture gréco-romaine, l’œuvre de Claude Mathieu demeure actuelle et moderne dans ses questionnements. Tous les thèmes fantastiques qu’elle développe avec une maîtrise remarquable dans des nouvelles qui sont toutes exceptionnelles ont été repris une ou deux décennies plus tard.

Cette écriture, parfaitement adaptée à l’esprit méthodique des personnages-narrateurs, entretient une parenté évidente avec le style de Gaétan Brulotte en distillant sournoisement un sens de l’absurde que n’aurait pas renié Franz Kafka. Pour s’en convaincre, il suffit de comparer l’entreprise dérisoire du narrateur d’« Autobiographie », qui entreprend de ficher tous les mots de la Comédie humaine de Balzac (4 729 998 fiches, un travail de trente ans), aux tâches futiles des personnages du recueil Le Surveillant.

Pour toutes ces raisons, Claude Mathieu m’apparaît le meilleur auteur fantastique des années 1960, un auteur qui annonce le fantastique moderne chez nous. Tous ceux qui vouent un culte au livre et qui s’intéressent aux traces que l’homme laisse à travers les œuvres d’art ne peuvent qu’être remués par les questions fondamentales que soulève l’écrivain. Le petit recueil de Claude Mathieu mérite une place dans votre bibliothèque et l’auteur, la reconnaissance qui lui est due au Panthéon des lettres québécoises. [CJ]

  • Source : La Décennie charnière (1960-1969), Alire, p. 132-136.

Références

  • Audet, René, Nuit blanche 82, p. 18-20.
  • Bordeleau, Francine, XYZ 56, p. 86-89.
  • Chassay, Jean-François, Spirale 94, p. 22.
  • Cloutier, Guy, Le Soleil, 30-09-1989, p. D-12.
  • Dionne, Françoise, Nuit blanche 38, p. 12.
  • Émond, Maurice, Lettres québécoises 57, p. 30-31.
  • Greif, Hans-Jürgen, Nuit blanche 70, p. 16.
  • Imbert, Patrick, Lettres québécoises 37, p. 60-61.
  • Lord, Michel, Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec IV, p. 609-610.
  • Martel, Réginald, La Presse, 14-12-1997, p. B3.
  • Péan, Stanley, Québec français 77, p. 14 et 16.
  • Racine, Noël, Spirale 166, p. 17.
  • Salducci, Pierre, XYZ 26, p. 71-73.