Résumé/Sommaire
À première vue, monsieur Villeneuve, l’un des patients de la clinique psychiatrique du docteur Dubreuil, souffre bien de polterzeim, sorte de mutation de l’alzheimer qui fait des ravages dans les environs de Tarente, ville italienne où sévit aussi une mystérieuse épidémie de kidnappings de nourrissons. D’ailleurs, les autorités publiques s’interrogent : polterzeim et rapts seraient-ils liés ?
Les rapts semblent trouver leur explication dans l’enfance même de monsieur Villeneuve, alors que lui, sa sœur jumelle Dorothée et leur mère, touristes aventurés en Amazonie équatorienne, ont pu, grâce au guide et anthropologue Ricardo Gaspar, séjourner dans un village indigène isolé. Cette tribu fictive (les Arrumboyos) avait des mœurs cruelles : ainsi, plusieurs femmes s’adonnaient à un rite cannibale séculaire consistant à dévorer la cervelle de nouveau-nés en échange d’une jeunesse éternelle ! Lorsqu’il découvre ce rite monstrueux, Ricardo entreprend d’éliminer toutes les femmes arrumboyos, mais laisse en vie deux de ses adeptes : la mère et la sœur de Villeneuve !
Cette anecdote abracadabrante nous est livrée par Villeneuve lui-même, narrateur d’une bonne partie du récit. Mais un patient psychiatrique, peut-être délirant et s’autoproclamant médium, ne fait pas un narrateur totalement convaincant. D’ailleurs, il se nommerait en réalité « Rolando », serait un ex-homme d’affaires, et aurait volontairement sombré dans une nuit noire de culpabilité après un veuvage précoce qui a aussi fait en l’enfant unique du couple une orpheline de 8 ans : « Il y avait une faute derrière cette mort, sa faute à lui, qu’il avait cherché par la suite, opiniâtrement, à réparer. »
Mais est-ce là la « vraie » histoire du protagoniste, ou une autre des versions d’une existence que réinvente à l’infini son esprit altéré ?
Commentaires
Premier roman (mais deuxième livre) de Jérôme Élie, La Morte du pont de Varole se révèle mystificateur et machiavélique à souhait, d’abord en raison de l’identité hautement imprécise et problématique du narrateur principal. Ce narrateur présente un état mental indéfini et indéfinissable et n’a pas de prénom, ce qui ajoute encore au flou identitaire. N’aide en rien le polterzeim, maladie émergente volontiers décrite comme « bizarre » qui déconcerte la communauté scientifique et dans laquelle monsieur Villeneuve voit la manifestation d’un chaos généralisé.
Villeneuve noircit des dizaines de cahiers où est évoquée notamment sa relation tortueuse avec une mère trop belle, trop froide, aujourd’hui « l’unique prêtresse du rite cannibale » qu’il doit tuer afin de mettre un terme aux disparitions d’enfants. Et le roman se clôt en effet sur la mort d’une femme, tuée accidentellement au cours d’ébats pour le moins intenses sur un yatch, au beau milieu d’un lac. Mais l’homme ici en cause est le docteur Dubreuil qui, après l’incident, restera cloîtré plusieurs jours dans les appartements de sa clinique. Et qui, pendant ce laps de temps, aura « cru être Villeneuve ». Mais l’a-t-il seulement cru, ou bien… ?
Constitué d’histoires superposées, ou d’une même histoire démultipliée, La Morte du pont de Varole se présente comme un récit gigogne et tout y est possible, y compris et surtout la confusion des identités. Déjà que le « pont de Varole » (du nom d’un anatomiste italien de la Renaissance) désigne la protubérance annulaire située sur le tronc cérébral. Il est donc plausible que les faits rapportés ici, imaginaires ou réels, ou mélange des deux, viennent d’une seule et même personne à l’équilibre nerveux précaire.
Il n’y a peut-être donc point de pont ni de morte au sens propre. Et peut-être pas davantage de patient psychiatrique nommé Villeneuve qui s’appellerait en réalité « Rolando ». D’autres personnages viennent brouiller les pistes : par exemple Sinclair, ex-associé de Rolando qui héritera de l’entreprise avec Dorothée, ou encore Madeleine, mère à bout de nerfs dont le bébé vient d’être enlevé. Et pourquoi la police s’intéresse-t-elle tant à la clinique et à Langlois, son inoffensif plombier un peu benêt ?
Ultime révélation : l’identité de la patiente de la chambre 435 de la clinique psychiatrique. Cette patiente, c’est la fille de Villeneuve, devenue aveugle mais qui nie sa cécité. Ne serait-ce pas elle, la « morte du pont de Varole » ? Une infanticide s’octroyant un rôle de démiurge qui réorganise la réalité, dans le but de se la rendre supportable à elle-même ? Du coup se profile aussi l’ombre du film Providence, une métaphore sur la création littéraire signée Alain Resnais en 1977 où, durant une nuit d’ivresse, un vieil écrivain mêle réel et fantasmes en utilisant les membres de sa propre famille.
Le style elliptique de Jérôme Élie contribue à mystifier le lecteur encore davantage, alors que la cécité évoquée à la toute fin, symbole œdipien par excellence, ajoute aux pistes de lecture. Chose sûre, Élie se garde bien d’explications rationnelles. Et le polterzeim, porte d’entrée royale du surnaturel ou de la folie, conserve une aura de mystère. [FB]
- Source : L'ASFFQ 1996, Alire, p. 79-81.
Références
- Audet, René, Québec français 105, p. 15.
- Martel, Réginald, La Presse, 10-11-1996, p. B 3.
- Sergent, Julie, Le Devoir, 21/22-12-1996, p. D 5.