Résumé/Sommaire
Le Québec est gouverné par une première ministre qui s’appuie sur un appareil policier à plusieurs étages. Le paternalisme de l’État qui fournit une rente aux personnes en difficulté ou du logement d’urgence en cas de besoin passe aussi par une surveillance et un fichage généralisés. Les pouvoirs en place incluent aussi les médias et les syndicats qui sont aussi des pièces essentielles d’un système qui reste en proie à un certain marasme économique.
Allen Sauriol fait partie des sans-grade de cette société, vivotant de petits boulots pour joindre les deux bouts, tandis que Jacques Dufour est tout près du sommet de la hiérarchie, à la tête d’une Commission qui chapeaute toutes les forces policières. Pourtant, les événements vont lier leurs destins tandis qu’une galerie de personnages variés – le reporter Pascal Pothier, le policier Victor Thomas, l’orpheline Ginette Rousseau hébergée par Sauriol – complète le portrait de ce Québec à la fois familier et décalé.
Sauriol adhère à un mouvement, Ordre et Justice, lancé par un de ses anciens employeurs pour fédérer des petits commerçants et entrepreneurs excédés par l’incurie du pouvoir. Il se retrouve associé à la fondation d’un journal, L’Ordre, qui signale le passage à une vitesse supérieure.
Dans ce Québec de la morosité, marqué par l’hiver dont le flux et le reflux scandent les événements, Ordre et Justice attire un peu l’attention. Le groupuscule du début se transforme petit à petit en force politique potentielle en évinçant certains de ses fondateurs. Sous le nom d’Alliance populaire, le mouvement désormais dirigé par Sauriol s’enhardit jusqu’à commettre un coup d’éclat sanglant en riposte au meurtre d’un de ses camelots par des grévistes dont le journal du groupe dénonçait les excès. L’échauffourée, par ricochet, fait perdre à Dufour son poste confortable parce qu’il n’a pas su prévoir la réaction de l’Alliance.
Le mécontentement de la population enfle jusqu’à laisser entrevoir aux animateurs de l’Alliance la possibilité d’un véritable coup d’État. Jacques Dufour a rejoint l’Alliance afin de lui garantir une certaine légitimité, mais son ralliement a été éventé. De plus, la police est en train de monter un dossier scabreux susceptible de salir la réputation de Sauriol, dont la protégée se droguait et se prostituait à son insu. En fin de compte, le gouvernement en place en sait assez pour noyauter la démonstration de force de Sauriol et Dufour afin de justifier une impitoyable contre-attaque policière pour étouffer la menace.
Commentaires
La révolution est rarement gagnante dans la littérature québécoise. Le héros de La Cité dans les fers (1926) d’Ubald Paquin est pendu pour s’être révolté et celui du roman Les Rois conteurs (2011) de Frédéric Parrot l’est aussi pour avoir à peine rêvé de le faire. À plusieurs égards, La Neige rappelle surtout La Chesnaie (1942) de Rex Desmarchais. Il y a la même démarche quasi ethnologique qui décrit la constitution d’un groupuscule fascisant déterminé à renverser l’ordre établi. Si Desmarchais fait de son protagoniste un personnage fort qui combine des traits de Mussolini, Hitler et de certains politiciens québécois contemporains, Gélinas s’inspire sans doute du Hitler d’avant la tentative de putsch de Munich en 1923. Sauriol est un gagne-petit qui a la conviction d’être promis à une destinée plus glorieuse et qui se découvre des talents d’orateur en adhérant au mouvement Ordre et Justice. (Gélinas ne peut avoir connu le parti lituanien qui a pris ce même nom en 2004, pas plus que le deuxième volume de la trilogie, Le Soleil (1999), consacré au retour en force de Sauriol, ne saurait être redevable à la trilogie du cinéaste russe Alexandre Sokourov qui se termine avec un film sur l’empereur Hirohito intitulé Soleil en 2005.)
Les parallèles n’échappent pas à certains personnages. « Une troupe de fiers-à-bras casqués comme des motards ? Armés de triques ? Avec des brassards noirs ? Ça ne vous rappelle rien ? » (p. 137) Les putschistes stigmatisent toutefois un malaise parfaitement contemporain : « L’État dépérit, il ne sera bientôt qu’une caricature, la propriété d’une cabale de petits profiteurs qui se passent l’assiette au beurre. » (p. 190)
Ancien communiste d’avant la révélation des crimes de Staline, Gélinas signe une réflexion sur la politique, le pouvoir et la condition humaine. Son ouvrage s’avère bien supérieur aux quelques tentatives antérieures dans le domaine, comme La Chesnaie ou Les Paradis de sable de Jean-Charles Harvey en 1953. L’auteur marie un réalisme cru et impitoyable à une description distanciée des personnages et des événements qui ne se refuse pas des joliesses poétiques ou des méditations sur les ressorts de l’action militante. Tout en livrant un récit qui illumine cruellement la vanité de toutes les prétentions humaines, Gélinas déploie un talent incontestable pour donner un relief inattendu à la petitesse même des faits et gestes de ses personnages, y compris les plus lucides ou les plus courageux.
Malgré sa facture classique, ce premier volume s’inscrit d’emblée parmi les meilleurs ouvrages du genre, de plain-pied avec le volume initial de L’Oiseau de feu de Brossard. Comme dans La Chesnaie, Gélinas prend le parti d’une description objective des événements qui ne laisse jamais filtrer autre chose qu’un mépris feutré pour les connivences qui soudent les dirigeants du Québec. Il ne fait pas de Sauriol et de ses acolytes des monstres, mais bien des gens ordinaires en colère qui souhaitent une réforme des institutions. L’absence de jugement déclaré n’est pas une prise de position en faveur de l’option de Sauriol, mais bien une manière de condamner encore plus fermement le système qui entretient des disparités propres à susciter des mouvements comme celui de Sauriol.
Gélinas englobe les médias, les syndicats, le patronat et les partis au pouvoir dans sa condamnation. À plusieurs reprises, des péripéties illustrent l’aveuglement et la complaisance coupable de ces piliers du système qui ne sont plus en mesure de comprendre ce qui attise la révolte des humbles. Dans un récit où Gélinas prend pour cadre des lieux et des situations reconnaissables pour ses lecteurs québécois, la charge est d’autant plus forte que le populisme d’un Sauriol reprend des thèmes caractéristiques des discours de démagogues d’ici, depuis Duplessis au minimum. De la dépression des années trente à la grande récession de 2008, ce roman qui met en scène le ressentiment populaire à l’encontre des affairistes et des corrompus au pouvoir, des privilégiés des syndicats et du sensationnalisme des médias a tout ce qu’il faut dans le contexte actuel pour acquérir une valeur prémonitoire. [JLT]
- L'ASFFQ 1996, Alire, p. 94-96.
Références
- Asselin, Isabelle, Québec français 104, p. 15-16.
- Campion, Blandine, Lettres québécoises 88, p. 20.
- Landry, Ginette, Nuit blanche 65, p. 46.
- Paquet, Robert, Spirale 155, p. 12.
- Sergent, Julie, Le Devoir, 19/20-10-1996, p. D 3.